Quelques jours après la sortie en salles au Québec de Décharge, drame social qui manie les archétypes du polar urbain et la crudité du documentaire, rencontre avec son réalisateur, Benoît Pilon. Un auteur qui assume pleinement le pessimisme de son film et la position ambiguë de son style, au carrefour des genres.
Revue Versus : dans ta note d’intention, tu évoques « en toute modestie » les influences de James Gray et d’Andrea Arnold (note de la rédaction : son film « Fish Tank » avait été chroniqué dans Versus n° 16, toujours disponible). Peux-tu nous en dire plus à ce sujet ?
B. P. : Chez Andrea Arnold, la caméra se veut très libre, très documentaire, naturelle. C’est très inspirant. Comme Ken Loach, pour citer une autre référence… James Gray, lui, n’a pas peur du drame, du tragique ; il ne cherche pas à gommer cette emphase et c’est ce que j’aime dans son cinéma. J’aime les sujets forts, où la tragédie peut s’inviter et éclater, sans pour autant en faire trop. Je tiens à un traitement sans fard de la réalité. Je me souviens à ce sujet du film Frozen River (de Courtney Hunt, 2007, chroniqué dans Versus n° 14, NDR) : l’ambiance est assez proche de ce que j’aime mettre en scène. C’est une histoire qu’on aurait volontiers pu voir traitée dans le cinéma québécois, donc de ce côté-ci de la frontière.
Revue Versus : Traitement sans fard mais pas sans symbolisme, alors. Pierre, le héros de « Décharge », est un vidangeur, et en même temps il n’a pas vraiment fait le ménage dans sa tête…
B. P. : Absolument. J’irais même jusqu’à parler de métaphore et de poésie de la poubelle ! Surtout via ce plan où tout se déverse derrière lui alors qu’il a la tête pleine de soucis…
Revue Versus : Un plan majeur selon moi, oui. Au-delà du symbolisme et de la topographie intéressante que propose le film, il y a un pessimisme, un côté sombre que le cinéma étatsunien aurait sans doute occulté. La fin du film est-elle celle à laquelle tu avais pensé dès le départ ?
B. P. : Oui, cette fin était présente dans les premiers synopsis. J’ai eu en tête ce plan final, une matrice à partir de laquelle j’ai ensuite construit le reste du récit. Ce plan renvoie à la mauvaise conscience, au constat d’impuissance. Face à ce qui dérange, on finit par se terrer dans sa bulle. Impuissance qui se transforme en indifférence. Cela renvoie à un constat plus global, celui sur l’état du monde.
Revue Versus : Je dois avouer que j’ai perçu le héros, plutôt un anti-héros en fait, comme un personnage toujours en retard sur l’intrigue et l’action (sauf dans la séquence de confrontation avec le chef de gang), et j’ai eu le sentiment que la mise en scène le plaçait aussi dans ce décalage. Il n’est pas vraiment au centre, toujours un peu décadré. Mais je me suis peut-être laissé influencé par ce fameux plan de la décharge, où le cadre l’aspire presque malgré lui tandis que tout se déverse…
B. P. : Hum… Je ne suis pas sûr du décalage. En tout cas ce n’est pas une démarche consciente de ma part. Ce personnage a un passé de délinquant. Il ferme les yeux sur ce qui se passe autour de lui mais dès que se produit une intrusion, dès que sa sphère familiale est menacée, il agit, notamment avec cette expédition punitive. Je vois Pierre comme un personnage versé dans l’addiction : il a vaincu sa dépendance à la drogue par une action sur lui-même. Il y a chez lui le culte du corps, il est sans cesse en mouvement, il bouge, donc il agit, voire devance le récit. Mais évidemment, il perd le contrôle.
Revue Versus : En parlant d’action, j’ai trouvé qu’il y avait dans certaines séquences un peu de l’esprit de série B qu’on aime tant à la rédaction. Des vignettes empruntées aux vigilante movies, avec un petit côté polar urbain viril, violent…
B. P. : Décharge est un film de références aux genres de par son sujet, où se côtoient les gangs de rue, la drogue, le vigilantisme. Ce fait est d’ailleurs inspiré de la réalité de certains quartiers de Montréal, quand les habitants en ont eu ras-le-bol de la criminalité environnante et qu’ils se sont mis à faire le « ménage » eux-mêmes. Mais au-delà de ces idées à l’impact cinématographique évident, je n’ai pas cherché à faire un film de genre prononcé avec une esthétique à l’avenant. Mon procédé se veut réaliste. Les scènes et images de genre sont inscrites dans une expression simple, crédible, voire d’intimité.
Revue Versus : Et concernant l’expérience de la drogue, j’ai remarqué une volonté de marquer quelques points esthétiques, justement…
B. P. : Quand la narration dictait des plans que je dirais lyriques ou stylisés, oui.
Revue Versus : Je pense à la première rencontre les yeux dans les yeux entre Pierre et Eve. Il y a ce ralenti, comme un trip…
B. P. : Oui, mais on entre dans une dimension plus psychologique. La suspension ne fonctionne pas comme dans, par exemple, Requiem For a Dream. J’évite la suresthétisation. L’idée, avec ce ralenti, est de changer de perspective. On voit Eve à travers les yeux de Pierre puis c’est l’inverse, d’où ce flottement, cette perception bouleversée. Eve, même si elle plane, voit pierre comme un sauveur surgi de la ruelle. Plus qu’un effet de la drogue, c’est l’illustration d’un point de vue, la rupture du regard initial.
Revue Versus : Et le flashback avec l’overdose ?
B. P. : Là, je rejoins plus le côté sensoriel que tu évoques. Il y a dans cette scène une esthétique Ektachrome. ça bouge, on est sur un toit, c’est censé être cool, planant, mais évidemment, ça vire au tragique. Puis retour à la vie réelle.
Revue Versus : …Et donc à une image plus crue. Une caméra un peu plus rivée au sol.
B. P. : Oui mais sans aller jusqu’à rejoindre une école de la « réalité austère ». J’attache de l’importance à la créativité cinématographique. Réalisme sans fard ne veut pas dire minimalisme. D’où ces mouvements de caméra, les plongées au-dessus des camions de vidange, etc.
Revue Versus : Comment te situes-tu par rapport à du cinéma d’auteur réaliste, avec tout ce que l’assertion a de limitatif et de flou ?
B. P. : Je ne sais pas, je n’ai pas réfléchi à la question et n’ai pas fait mon choix de mise en scène en vertu d’un positionnement sur ce qui serait l’échiquier du cinéma québécois. Ma question c’était surtout « comment être dur sans pour autant être austère ? ». Je veux que l’on soit touché par les personnages, et il y a dans ma façon de faire, enfin je l’espère, un respect du divertissement.
Revue Versus : Tout à fait, je trouve que l’équilibre se tient entre deux ambiances, l’une intimiste, l’autre un peu plus tapageuse. La bande-annonce penche d’ailleurs plutôt du côté de la seconde. Comment perçois-tu cette mise sur le marché de ton film ?
B. P. : Avec toute l’ambiguïté que cela soulève. Je joue avec des thématiques contemplatives. L’affiche, la bande-annonce, elles, évoquent un film de genre, ce qu’il n’est pas vraiment. J’assume cette ligne ténue, ce tiraillement entre deux tendances, l’une aride, l’autre populaire.
Revue Versus : En même temps, cela génère un effet d’écho cohérent par rapport à la position morale du film. Tu choisis clairement de ne pas juger tes personnages. Tu illustres le dilemme mais ne cherches pas à le résoudre.
B. P. : C’est ça. L’ambiguïté de la position esthétique du film renvoie à l’ambiguïté morale du personnage et du récit. C’est un jeu de pulsions. Et donc, en tant que cinéaste, je sens et j’assume le décalage de positionnement.
Propos recueillis par Stéphane Ledien
> Décharge sera projeté lors de la 15e édition du Cinéma du Québec à Paris du 15 au 19 novembre 2011.