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La beauté du medium cinéma ne tient pas seulement à la qualité des histoires que l’on nous raconte mais en premier lieu à la manière dont elles nous sont présentées. Pierre angulaire du processus filmique, le scénario, aussi bon soit-il, ne compensera jamais les lacunes et autres approximations d’analphabètes de l’image tels que Len Wiseman, Michael Bay, Jean-Paul Salomé ou le duo responsable de Humains. Ce qui fait la force de ce medium extraordinaire sont les infinies variations d’une même histoire ou type de récit que les agencements différents des plans, l’adjonction d’une musique et la composition du cadre rendent efficient. Ce ne sont pas exclusivement les thématiques enragées et engagées parcourant leurs œuvres qui nous font adorer des francs-tireurs comme De Palma, McTiernan, Raimi, Verhoeven, Mann, Cameron, Fincher ou Carpenter (parmi tant d’autres) mais avant tout leurs incroyables talents de conteurs.
La valeur et la signification d’une séquence sont entièrement soumises au découpage et montage des images. Un plan avant, après ou à la place d’un autre et la scène peut tout aussi bien perdre toute crédibilité ou gagner en intensité. Et pour illustrer l’importance de cet enjeu isolé dans la dynamique du film, nous allons nous intéresser à la scène de sexe (!) du film de Nicolas Roeg, Ne Vous Retournez Pas (1973). Terme plutôt racoleur dès lors qu’il s’agit d’une scène d’amour entre deux personnages mais qui dans le contexte du film défini parfaitement la difficulté pour ce couple à retrouver une union charnelle et sentimentale après la mort accidentelle et tragique de leur fille.

Adaptation d’une nouvelle de Daphné du Maurier Ne Vous Retournez Pas, Don’t Look Now (titre du film en V.O) de Nicolas Roeg (réal de l’O.F.N.I L’Homme Qui Venait D’Ailleurs avec David Bowie) met en scène Donald Sutherland et Julie Christie interprétant John et Laura Baxter, couple meurtri par la disparition de leur fille noyée dans les eaux du lac jouxtant leur propriété et qui profite de la profession du mari (architecte) pour séjourner à Venise afin de faire le deuil de leur enfant. Symbole absolu de l’amour, la vile de Venise correspond dans l’inconscient collectif à la ville romantique par excellence, soit le lieu idéal pour se ressourcer et ranimer la flamme. Tandis que John se voit confier la mission de préserver la beauté architecturale d’une église de Venise, Laura explore la ville et croise deux vieilles femmes au comportement étrange (elles semblent observer attentivement le couple). Figurant généralement le romantisme, la cité des Doges, sous la caméra de Roeg, se voit plongée dans une ambiance mortifère prégnante. Désertée par les touristes (nous sommes en hiver), baignant dans une lumière terne appuyant les couleurs froides des bâtisses (procédé qui fera ressortir la couleur rouge synonyme de malédiction et danger), la ville est en outre le théâtre de meurtres, alourdissant la chape de plomb pesant sur le destin de ce couple. Roeg fait d’ailleurs se côtoyer l’amour et la mort (Eros et Thanatos) alors que les amants voguant sur une gondole passent à proximité du lieu où s’affairent, autour d’un cadavre, badauds et policiers. Une scène qui précède de quelques minutes la séquence pivot du film, plus encore que la séquence au restaurant où Laura est confrontée dans les toilettes au deux dames croisées plus tôt où jeux de miroirs et pouvoirs médiumniques instaurent un climat de folie onirique, celle où le couple fait l’amour ou rêve qu’il fait l’amour.

La séquence ne question dure 8 minutes et 21 secondes et commence à 24 minutes et 26 secondes du début, lorsque John et Laura se rendent à leur hôtel pour se détendre et se préparer à sortir au restaurant. Rappelons qu’ils sont à Venise afin de se retrouver, se ressourcer. Or Nicolas Roeg explose avec brio leurs tentatives en exposant leur impossibilité à rester uni à l’écran. Séparés par les circonstances (le mari travaille, sa femme flâne), le couple veut profiter des quelques instants en commun et de l’espace intime de leur chambre d’hôtel. Par le biais du découpage et du montage, ce coït va devenir un fantasme désormais irréalisable puisque la suite du film s’évertuera à accentuer leur éloignement. Démonstration.

Pendant que Laura se déshabille pour prendre un bain , John lit le journal puis travaille à son bureau.
Séparés à l’écran, ils ont en outre du mal à communiquer car John demandera à plusieurs reprises à sa femme ce qu’elle fait avant qu’elle ne réponde. Certes, la distance entre en jeu mais déjà Roeg instille au centre du plus banal des échanges la barrière principale à dépasser. S’ils sont entrés bras dessus, bras dessous dans l’hôtel, leur bonheur malgré tout ne reste qu’une impression laissée aux témoins extérieurs (le maître d’hôtel et les spectateurs), le mal étant plus profond.
Finalement, John se rend également dans la salle de bains pour prendre une douche. À l’issue, il se dirige vers le lavabo afin de se brosser les dents. Toujours dans son bain, Laura se moque gentiment des bourrelets naissants de son mari.

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Contrarié, celui-ci décide de se peser. Pourtant présents dans le même espace réduit, ils n’apparaîtront jamais ensemble à l’écran. Les deux plans suivants accentueront et marqueront leur impossibilité présente et à venir de se ré-unir durablement. La salle de bains est composée de deux miroirs en opposition (un à chaque extrémité de la pièce) et lorsque John se pèse face à l’un d’eux son image est renvoyée à l’infini. Le même et un autre. Le même est un autre. Puis Laura se lève pour sortir de la baignoire et semble le faire face à son mari. Elle le fait en réalité face à son reflet.
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Le mari retourne travailler nu à son bureau et sa femme enfile un fin peignoir et s’allonge à plat ventre sur le lit pour lire le journal. Puis John la rejoint et lit à ses côtés. Laura commence à caresser son mari qui ne tarde pas à embrasser les cuisses et l’entrejambe de sa bien-aimée. C’est le signal de départ de la scène d’amour qui sera filmée de manière vraiment peu conventionnelle. En effet, les plans où le couple s’envoie en l’air sont montés en alternance avec les images montrant chacun s’apprêter pour dîner. Ainsi, Roeg va utiliser les plans de leur union charnelle comme amorce des plans où ils s’habillent séparément. John ôte frénétiquement une manche du peignoir de Laura, on enchaîne sur cette dernière enfilant une manche de sa robe de soirée.

Lorsque l’on pense à une simple succession du moment présent (le sexe) et de ce qui a suivi (les préparatifs), le réalisateur va subrepticement modifier la perception et la signification de l’ensemble de la séquence par l’addition d’une musique d’ambiance et des plans de Laura dans des attitudes équivoques. La musique se fait entendre peu après le début des ébats. Douce mélodie jouée à la flûte, elle va donner au reste de la séquence une dimension onirique car elle va couvrir leurs râles de plaisir ou plutôt s’y substituer.
L’alternance est toujours de mise mais associée à cette musique, elle donne à l’étreinte amoureuse la sensation d’être une émanation des fantasmes du couple.
On voit Laura embrasser John fougueusement, puis se passer la langue sur les lèvres de manière sexy, être au comble du plaisir, puis faire la moue devant la glace.
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Son visage en pleine extase est remplacé par un plan où elle mordille son tube de rouge à lèvres de manière songeuse tandis que son mari roule sur le lit avec elle puis se retrouve seul en train de boire un verre, le regard dans le vide.

Avec l’adjonction de cette mélodie et l’insistance sur leurs visages rêveurs, limite absents, Roeg fait de la scène d’amour non plus une remémoration immédiate et agréable (un souvenir) mais un désir commun qui restera désormais à l’état de fantasme.

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Roeg a beau conclure la séquence sur le couple enlacé (on entendra pas ce qu’il semble se murmurer tendrement à cause de la musique) puis unis à l’image (avec toujours un élément du plan précédent servant d’amorce, ici la main de Laura sur l’épaule de John), ce bonheur retrouvé fugacement n’est qu’une illusion, un songe que le couple souhaite partager ardemment mais qui se délitera progressivement dès qu’ils sortiront de cette chambre. Ciment traditionnel du bonheur marital, le sexe, figurant autant l’amour physique que la communion spirituelle, leur est ainsi refusé.

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Les scènes de cul au sein d’un film, lorsqu’elles sont mises en scène par de vrais cinéastes ne sont pas uniquement dédiées à une simple excitation des spectateurs mais la représentation des sentiments ou tourments des protagonistes. Elles peuvent être l’illustration du pouvoir et de la domination (Basic Instinct), de la révélation et la confirmation de la nature brutale de son partenaire (A History of Violence) ou marquer durablement l’incapacité à retrouver une certaine forme d’apaisement comme dans cette brillante séquence de Ne Vous Retournez Pas de Nicolas Roeg.

Nicolas Zugasti



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