
Il est légitime de se demander ce qui pousse un cinéaste à s’emparer d’un sujet. Prenons le cas d’Ironweed, rebaptisé en France La Force du destin. Un film de 1987 que Hector Babenco a adapté d’un livre de William Kennedy, un des titres de son Cycle d’Albany, et que Carlotta vient de sortir en Blu-ray. En quoi un réalisateur brésilien peut-il se sentir concerné par une histoire de clochards se déroulant à Albany, dans le nord de l’état de New York, en 1938 ? La réponse tient peut-être en une séquence : celle où des milices « citoyennes » foncent sur un campement de sans-abris et les massacrent à grands coups de matraques. L’écho des fameux escadrons de la mort, qui sévissent dans toute l’Amérique latine et particulièrement au Brésil, semble résonner ici.

La force du film — et pas celle du destin — tient au manque d’espoir du personnage principal, joué par Jack Nicholson. Rien n’ici n’est revendicatif, social — même si ces aspects de la Grande Dépression américaine ne sont pas balayés. Nicholson s’est clochardisé parce qu’il l’a voulu, ne pouvant supporter un geste commis il y a de cela bien longtemps. Rien ne pourra racheter cela, malgré une tentative que Nicholson semble regretter assez vite.

On pense à d’autres films traitant de l’époque. Dans Bound to Glory (En route pour la gloire, 1976) de Hal Ashby, Woody Guthrie (David Carradine) tient grâce à la musique. Dans Emperor of the North (L’Empereur du Nord, 1973) de Robert Aldrich, Lee Marvin n’a qu’une idée en tête : réussir à monter dans un train sans payer et à se jouer des coups fourrés de l’employé des chemins de fer (Ernest Borgnine).
Dans Ironweed, rien ne peut faire avancer Nicholson, pas même son histoire d’amour avec Meryl Streep. Celle-ci a beau penser que tous deux vivront un jour ensemble sous un toit, tout semble malgré tout irrémédiable. Et cela va de soi pour tous les autres protagonistes de l’histoire. Il n’est qu’à voir Tom Waits, un des copains hobos de Nicholson. Il vient d’apprendre qu’il est atteint d’un cancer : « C’est la seule chose que je possède », clame-t-il avec fierté.

Quelques séquences peuvent paraître aujourd’hui datées. Ainsi, ces fantômes qui poursuivent Nicholson. Mais c’est sans doute dans les non-dits, les passages en fraude d’idées que se situe le meilleur du film.
Ainsi, si la critique sociale n’apparaît pas au premier plan, elle court tout au long du récit. Les milices assassines ont déjà été évoquées. Babenco ponctue ses dialogues de plusieurs allusions à l’émission de radio d’Orson Welles qui terrifia l’Amérique. Son adaptation de La Guerre des mondes de H.G. Wells fut tellement prise au premier degré que de nombreux auditeurs crurent à une invasion martienne, au point que Welles dut s’excuser. Ainsi, en 1938, les Américains ont davantage peur d’illusoires Martiens que du drame de la Dépression qui se joue quotidiennement sous leurs yeux.

Curieusement, bien que Meryl Streep et Jack Nicholson aient tous deux obtenu une nomination aux Oscars — mais ce furent Cher et Michael Douglas qui repartirent avec les statuettes —, Ironweed n’attira pas à sa sortie un grand flux de spectateurs. La facture était-elle trop classique ? Ou préférait-on alors s’intéresser davantage aux yuppies (avec Wall Street) qu’aux hobos ?
Un dernier mot sur le titre. Les clochards décrits dans le livre et le film sont-ils de la mauvaise herbe ? Bien que traduit, en tout cas pour le roman de Kennedy, par L’Herbe de fer, il désigne des plantes que l’on trouve aux États-Unis, de la famille des asters. Selon un site spécialisé, elles sont vivaces, « très vigoureuses sans être envahissantes, idéales en massifs (…), en isolé… » avant d’ajouter : « Elles sont très rustiques. » Quelle meilleure définition, finalement, pour Nicholson et ses copains ?
Jean-Charles Lemeunier
Ironweed – La Force du destin
Année : 1987
Origine : États-Unis
Réal. : Hector Babenco
Scén. : William Kennedy d’après son roman
Photo : Lauro Escorel
Musique : John Morris
Montage : Anne Goursaud
Durée : 143 min
Avec Jack Nicholson, Meryl Streep, Carroll Baker, Tom Waits, Michael O’Keefe, Diane Venora, Fred Gwynne, Margaret Whitton…
Sortie en Blu-ray par Carlotta Films le 17 janvier 2023.