– Quel a été votre parcours jusqu’au Retour de Fabiola, votre premier long ?
– J’ai étudié la sociologie, au Chili, avant de l’exercer quelque temps. Puis, en total autodidacte, sans école de cinéma, j’ai réalisé trois courts-métrages. « Fabiola » est mon premier long.
– La mise en scène, plutôt austère, de Fabiola… est très intéressante car à l’opposé du sujet traité. Dans un film porno, tout est montré, exhibé, rien n’est dans l’ombre. Alors que dans ton film, les personnages sont souvent montrés de dos, comme s’ils se cachaient, ou voulaient se faire petit.
– C’est vrai. Mais pas seulement dans la mise en scène, dans le scénario aussi. La narration dévoile peu à peu les informations et en premier lieu les éléments du passé de Fabiola. Le spectateur apprend. Au début, il ne sait rien. C’est un film “de découverte” pour le spectateur.
– Dans bien des films standardisés, on aurait droit à des explications psychologiques pour essayer de comprendre le basculement du personnage vers la pornographie. Pas dans ton film, qui a l’élégance de ne pas expliquer… Ce qui nous évite de juger…
– C’était important pour moi. Et c’est vrai qu’à aucun moment on ne croise de photographies, d’infos, de dvd qui nous donneraient des indices. On ne voit rien, on n’entend rien. On sait.
– Finalement, la seule séquence “explicative” est celle où Fabiola se recueille sur la tombe de sa mère, quand elle confie à sa sœur une image familiale qui, enfant, l’a marquée.
– Cette scène a aussi pour fonction de faire se “rencontrer” ces deux sœurs, et qu’il y ait ce partage d’un secret. Même si je ne sais pas si je l’ai vraiment tournée pour donner une explication psychologique… Le but, c’est de montrer une rencontre – enfin !- entre ces deux sœurs… C’est sans doute le meilleur moment qu’elles aient jamais partagé entre elles. Mon film n’est pas psychologique. On n’entre pas dans le personnage, on l’accompagne.
– D’ailleurs il n’y a quasiment aucun plan subjectif dans le film. On n épouse pas le regard de Fabiola sur les choses et les êtres. Elle est livrée à nous-même, elle ne prend pas le pouvoir.
– Oui, c’était un besoin d’établir une distance. Pour éviter une trop grande subjectivité…
– Un symbole m’a semblé intéressant : comme premier boulot de reconversion, Fabiola travaille dans une déchetterie… Comme si elle-même se mettait au rebut, tel un objet cassé. Elle a cassé sa vie précédente, et elle peut se reconstruire…
-Oui. Une déchetterie c’est aussi un territoire très masculin, un métier de destruction, de saleté. Je voulais montrer cette dureté.
– Vous aviez hésité avec d’autres métiers à l’heure de l’écriture ?
– Laisse-moi réfléchir… Non, je ne crois pas. Cette déchetterie c’est un paysage classique des bords d’autoroute Chiliens, des paysages désolés. C’était une image que j’avais en tête. Une image très dure, très moche.
– A un moment dans le film, Fabiola dit qu’elle se sent « déjà vieille ». Bien sûr, c’est une phrase que chacun d’entre nous peut dire à un moment de sa vie. Mais il y a peut-être une dimension plus forte avec le porno et l’usure du corps. On s’y sent peut-être plus rapidement plus vieux que la moyenne. Tu avais fait des enquêtes sur le monde du X ?
– Le cinéma « X » est très peu présent au Chili, c’est très amateur. Mon inspiration initiale est venue d’une vraie actrice qui avait abandonné le métier et pensait trouver la gloire en tournant la page et en apparaissant dans quelques clips. Mais ça n’a pas marché comme elle voulait, alors elle est retournée dans sa ville d’origine. La seule enquête que j’ai faite c’est elle là. Car « Fabiola » n’est pas une biographie et cette histoire vraie a juste été une inspiration. Bien sûr, dans le « X » aux USA, ou dans le monde du sport, on sait que le corps a une date de péremption. Mais Fabiola a 30 ans. Elle a raté et elle doit tout recommencer.
– Elle dit qu’elle veut dorénavant un mari et être une femme entretenue. Là encore, c’est le choc des contraires. Elle en a tellement bavé qu’elle aspire à une vie totalement différente. Peut-être trop ?
– C’est un film sur une femme qui veut enfin devenir adulte. Elle ne veut pas juste rétablir des relations avec les autres, mais aussi se trouver elle-même. Venant d’un milieu plutôt traditionnel, elle est dans une totale confusion. Ce rêve d’une vie plus traditionnelle, elle en parle, mais ce n’est pas forcément la vérité. Elle a surtout du mal à se trouver elle-même.
– Le film s’ouvre et se referme sur des oiseaux en cage, dans l’entrée de la maison familiale… C’est une très belle métaphore. Et au générique de fin, il n’y a pas de musique. Juste des cris d’oiseaux qui, peu à peu, ressemblent à des cris d’orgasme. Comme pour nous dire que Fabiola allait jouir d’une autre vie. Comme si la vie reprenait. C’est très poétique et un peu perturbant.
– Ce n’était pas présent à l’écriture ! C’est typiquement une idée inspirée par le lieu du tournage. J’ai vu cet oiseau dans sa cage et voilà… C’est effectivement très symbolique.
– J’ai cru que c’était peut-être une allusion à Amour, quand Trintignant capture puis relâche un pigeon après la mort de son épouse. Je sais que tu es un grand fan de Michael Haneke.
– C’est vrai qu’on plaint les oiseaux en cage. Un oiseau c’est fait pour voler… Mais on peut aussi voir cet oiseau comme l’image du père de Fabiola, un homme enfermé… C’est assez ouvert. Mais on peut bien sûr y voir Fabiola qui, tel l’oiseau, cherche sa liberté.
– Dans le film, le père de Fabiola admet qu’il a “réussi dans son travail, mais raté avec ses filles…”. Peut t-on y voir un début d’explication sur le parcours de Fabiola dans le porno ? Sans père ni repères, elle s’est jetée dans un métier casse-gueule.
– Oui, c’est tout le poids de la tradition. Un père qui a travaillé toute sa vie se dit qu’il serait naturel que sa fille soit mariée, qu’elle ait des enfants. Sa fille aînée n’a pas d’enfants, la cadette a fait du porno… Dans le film, c’est à Fabiola qu’il s’adresse, mais en fait cela concerne les deux soeurs.
Ce père est déjà à la retraite, sans petits-enfants, il baigne dans la mélancolie. Il est amené à réagir comme ça.
– Qu’est ce qui aurait changé dans le script si l’action du film s’était passée dans une grande ville ?
– Un village permet davantage de clore un univers, de créer un système. Mes parents viennent d’une petite ville, au centre du Chili. C’est une autre dynamique, d’un endroit où tout le monde se connaît. A Santiago, qui est une métropole énorme, ce serait complètement différent ! Même si les choses ont tendance à changer au Chili.
– On ment moins dans une petite ville ?
– En tout cas on est davantage dans le face-à-face. Mais il y aussi beaucoup de mensonges dans le monde des réseaux sociaux.
– Dans les petites villes, les gens sont plus directs. La séquence où Fabiola essaie de faire baisser en vain le prix d’un ordinateur d’occasion est révélatrice.
– Oui, les rapports sont plus tendus, les gens se connaissent… « Je connais ton histoire, ton père, je connais ta soeur, je sais d’où tu viens, ce que tu as fait ». C’est ça le quotidien des petites villes… Dans une métropole, le culte de l’individu efface ce lien quotidien. L’individu est central. Dans “Fabiola” je ne voulais pas généraliser mon propos. Or c’est de plus en plus difficile au Chili de trouver des environnements comme celui-ci… Je pense que c’est un peu pareil en France.
– L’arrivée d’une femme (Michelle Bachelet) a t-elle changé le rapport des Chiliens à l’art et la culture ?
– C’est plutôt en sens inverse qu’il faut voir les choses… L’arrivée d’une femme à la présidence est plutôt une conséquence qu’une cause… Quinze après la fin de la dictature, les Chiliens ont choisi une mère plutôt qu’un père. Michelle Bachelet a un côté doux, c’est comme si se sentait “autorisé” à faire de l’art.
– Même si Le retour de Fabiola a un style proche de l’enregistrement du réel, en plans-séquences, une coupe est saisissante : quand Fabiola est pressée par son patron de monter à l’hôtel avec lui, et qu’elle refuse, le plan suivant la montre allongée dans un lit et le doute subsiste : est-elle finalement montée avec lui ou s’est-elle enfuie ?
– J’ai laissé ces deux minutes ouvertes, histoire de jouer avec le spectateur, avec ses interrogations. Peut-être le public s’attend-il à quelque chose. Du coup j’ai laissé quelques minutes de doute. Mais la séquence qui suit balaie ce doute.
– Que veut dire “Ressembler à une femme mariée”, pour reprendre les mots de « Tarantula », le soupirant de Fabiola ?
– C’est la simple association « mariage = vieillir » dans la tête de la plupart des gens. Pour ce jeune homme, ne pas être mariée, comme Fabiola, veut dire que l’on conserve un esprit “jeune”. Alors que le mariage t’installe dans un système.
– Le film contient une très belle métaphore : Fabiola qui a fui le monde de l’image éduque son père à l’image, à travers l’ordinateur. Comme une transmission qui va en sens inverse, qui remonte.
– A ce moment de sa vie, elle est davantage en contrôle, elle redémarre… Mais l’ordinateur est aussi un moyen de cacher et combattre sa solitude. Étrangement, je n’avais pas forcément pensé à la dimension « image » de cet écran d’ordinateur. Ces images qui ont initialement condamné Fabiola.
– Comment avez-vous décidé de faire appel à Paola Lattus dans le rôle-titre ?
– Elle était mon premier choix. En écrivant le script, je pensais à elle. On s’est rencontré et on a beaucoup travaillé en amont. Vu le nombre de plans-séquences dans le film, il fallait qu’elle soit très préparée. Sur le tournage, elle savait exactement quoi faire… Et elle a eu totalement confiance dans ce projet.
Entretien réalisé à Paris le 23 juin 2015.
Propos recueillis par Pierre Gaffié.
Remerciements à Claire Viroulaud et Mathilde Cellier (« Ciné-Sud Promotions »)