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Inutile de se leurrer ou morfondre encore, les films de Johnnie To ne bénéficieront jamais de la distribution et de la reconnaissance qu’ils méritent. Alors que l’excellent Life Without Principle, drame à plusieurs points de vue sur la crise économique due aux subprimes, est sorti en catimini en 2012 dans les salles françaises, le remarquable Drug War débarque lui directement en blu-ray et DVD. Après deux comédies romantiques initiées avant tout pour remplir le tiroir-caisse de sa boîte de production, la Milkyway Images, (Don’t Go Breaking My Heart et le surprenant Romancing In Thin Air), Drug War permet à To de renouer avec le polar d’action après le bancal mais très intéressant Vengeance qui mettait en scène, en 2009, notre Jojo national (à redécouvrir car To utilise parfaitement les difficulté d’Hallyday en tant qu’acteur, l’évinçant même un long moment de l’écran). Un film étonnant à plus d’un titre, à commencer par son contexte de production. Entièrement financé par la République Populaire de Chine, il permet à To, comme Tsui Hark avec le premier Detective Dee, de pénétrer le marché chinois. Et comme ce dernier, To ne se contente pas d’un entrisme poli en courbant l’échine mais se permet quelques libertés sous couvert d’un spectacle distrayant et pétaradant. Ne serait-ce que le gunfight final d’une violence sèche et d’une humeur désabusée et mélancolique est une sacrée gageure considérant le comité de censure auquel il doit faire face.
De plus, comme à son habitude, si To épouse à merveille les codes du genre investi, c’est pour mieux les détourner et briser leur apparence conventionnelle (pour exemple, une traditionnelle séquence d’échange de mallettes prendra une tournure peu commune, que ce soit le lieu où se déroule le transfert ou la révélation de l’emprise opérée par de nouveaux protagonistes). Pourtant, dès le départ, tout semble indiquer que l’on naviguera en terrain balisé puisque l’on va suivre la traque de trafiquants de drogue par deux équipes de flics. Le leader du gang se fait rapidement épinglé et pour échapper à la peine de mort va devoir collaborer afin de faciliter l’infiltration de l’inspecteur en chef, Zhang, qui permettra de démanteler définitivement le réseau.

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A priori, rien que du très commun mais rapidement, Johnnie To va s’ingénier à brouiller les cartes d’un récit de prime abord rebattu. Et ce, principalement par le biais de sa mise en scène. Ainsi, dès l’introduction, la plupart des informations et enjeux (qui, au passage, seront régulièrement redéfinis) seront délivrés avec une économie de dialogues explicatifs, uniquement grâce aux choix de cadrages opérés, à l’enchaînement des plans. D’emblée, il faut être attentif à ce qui est montré pour déterminer les forces en présence. Le dealer en chef Timmy Choy (Louis Koo) a un accident de voiture à cause d’un malaise provoqué par ce u’il semble une ingestion de dope mal digérée, pendant ce temps des mules dans un autobus se font appréhender par Zhang (Honglei Sun) et son équipe tandis qu’au même moment les croise deux flics anti-drogue poursuivant en voiture un camion conduit par deux petites frappes complètement shootées. Et alors que les transporteurs sont sommés de déféquer leurs petits ballots de came, Choi est en soin dans le même hôpital. La captation et la compréhension des signes donnés pour évaluer la situation qui rythment ce prologue seront au cœur du récit et s’avèreront décisifs pour Zhang afin d’éprouver sinon la loyauté du moins la collaboration de Choi dont la personnalité va peu à peu se dévoiler à mesure des péripéties traversées, montrant une nature manipulatrice. Une recherche de signes qui sera déterminante pour Choi lors de la séquence-clé d’échange d’argent contre drogue en plein trafic autoroutier, point d’achoppement d’un récit qui basculera dans un dernier tiers désespéré tant l’étau se resserre. Hongkongais habitué du système To, désormais isolé dans un environnement cinématographique inédit, c’est la reconnaissance du cinéma de son réalisateur qui lui permettra de reprendre la main.

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Travaillé par des motifs reconnaissables de l’œuvre de To comme l’effet miroir entre les personnages (beaucoup de personnages, ici en duo, semblent se répondre, présentent des facettes d’une même face, à commencer par celui formé par le trafiquant et le policier ou méthodes employées, la réversibilité, l’opposition entre code d’honneur et assouvissement personnel, le Destin et le Hasard, le métrage acquiert ainsi une teneur particulière à cette pure intrigue de série B.
Drug War est loin des sommets atteints avec le diptyque Election ou Exilé mais To remplit tout de même superbement son office et parvient à imposer sa patte visuelle remarquable au sein d’une production aux multiples contraintes. Le film bénéficie ainsi de nombreux morceaux de bravoure qui ne se limitent pas aux points culminants que sont les deux affrontement armés, la tuerie conclusive au milieu d’innocents écoliers où Choi fait preuve d’un retentissant instinct de survie et Zang d’une ténacité à toute épreuve et le gunfight se déroulant plus tôt est non moins impressionnant, mettant en scène une équipe d’intervention policière prenant d’assaut le repaire des trafiquants et qui ont maille à partir avec le duo d’hommes de main de Choi dont rien auparavant ne laissait présager de telles facultés à riposter (ce n’est pas seulement pour leur handicap – ils sont sourds et muets – qu’ils ont été engagés !).

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Les scènes plus calmes, a priori, de rencontres entre protagonistes font également preuve d’une belle maîtrise du rythme et de l’espace. Notamment deux séquences miroirs se déroulant coup sur coup où, afin de renforcer son action contre le réseau d’Oncle Bill, Zhang se fait passer tout à tour pour un impassible et froid pourvoyeur de came face à l’affable et rigolard distributeur bien nommé Haha, puis, sitôt l’entrevue terminée, reproduit son allure et ses manières face au vrai trafiquant arrivé peu après. Une opération dont la réussite repose sur le timing serré (les deux bad guys ne devant jamais se croiser et encore moins se rencontrer), la capacité d’adaptation de Zhang jouant chacun des rôles ainsi que sur la confiance dans la collaboration de Choi. L’enchaînement de ses deux mises en scène successives (rappelant un stratagème employé par Ethan Hunt et son équipe à Dubaï dans le Mission : Impossible – Protocole Fantôme de Brad Bird) génère d’autant plus de tension que tout repose au final entre les mains de Timmy Choi et que To immisce à deux reprises des doutes sur sa loyauté en se focalisant sur des gestes manuels du gangster que l’on peut interpréter comme un code. Le bon décryptage des signes perçus est encore une fois essentiel. Un diabolique soupçon est ainsi inséminé et presque aussitôt neutralisé par les réactions de Choi qui, en empêchant la découverte de la mini-caméra planquée dans un étui à cigarettes et en prodiguant ses conseils pour sauver Zhang d’une overdose expresse, instillent une bonne volonté patente. Un jeu manipulatoire magnifiquement formalisé par ces deux séquences, prémisses à ce qui sera enduré durant le reste du métrage.

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Comme à l’accoutumée, To n’aime rien tant que déstabiliser en faisant imperceptiblement dévier les séquences de leur classicisme apparent et se livre en plus ici à un jeu méta-discursif inhabituel chez lui mais particulièrement savoureux et surtout pertinent étant donné le contexte de production. Teinté qui plus est d’une certaine ironie. Ainsi, l’action se déroule en Chine continentale et tous les personnages de flics sont interprétés par des acteurs chinois tandis que l’engeance qu’ils combattent est interprété par des acteurs hongkongais, des fidèles de la Milkyway, Louis Koo en tête donc mais on retrouvera plus tard une belle brochette composée de Lam Suet, Gordon Lam, Eddie Cheung, Berg Ng… Un renversement intéressant car à Hong-Kong, c’étaient les chinois les méchants.
Les trois quart du film se concentrent autour de la seule figure de Louis Koo/Timmy Choi (une belle gueule marquée par de nombreux stigmates après l’accident de voiture de départ) balloté entre tous ces flics chinois. Une illustration de la propre situation de Johnnnie To dans le système de prod chinois, qui comme son personnage balance entre déférence et subversion. Comme souvent, le scénario est soumis à évolution même pendant le tournage. C’est éminemment le cas avec notamment de grands bouleversements dans le dernier tiers puisqu’au départ, la clique hongkongaise ne devait absolument pas intervenir, Louis Koo devant rester le seul représentant de l’ex-colonie britannique, et la fin n’était pas aussi radicale. Mais ces changements, loin de dénaturer l’intention première du réalisateur et de ses scénaristes sont parfaitement intégrés et donnent du crédit et de l’épaisseur au récit. De même, la restriction de ne pas s’épancher sur la vie privée des flics, outre de resserrer et intensifier le récit permet a contrario de développer une facette plus intime de Choi lors d’un hommage à sa femme disparue dans l’explosion d’un de ses labos, donnant un contrepoint avec l’acharnement exclusif des flics. Ou comment transformer une limitation pour formaliser un contrepoint de vue.
Drug War est ainsi un formidable travail d’équilibriste où s’exprime avec brio le talent de Johnnie To qui est parvenu à mettre en scène une histoire suffisamment séduisante pour un marché chinois restrictif sans se renier.

Nicolas Zugasti

DRUG WAR (DU ZHAN)
Réalisateur : Johnnie To
Scénaristes : Ryker Chan, Ka-Fai Wai, Xi Yu, Nai-Hoi Yau
Interprètes : Louis Koo, Lam Suet, Michelle Ye, Yi Huang, Ka Tung Lam, Honglei Sun…
Photo : Cheng Siu-keung
Montage : David M. Richardson & Allen Leung
Bande originale : Xavier Jamaux
Origine : Hong-Kong
Durée : 1h47
Sortie française(DVD/Blu-ray) : 18 juin 2014
Distributeur : Seven 7
Editeur : HK VIdeo

 

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