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À quoi sert de ressasser le passé ? Partant d’une interrogation bien inscrite dans l’inconscient collectif, le scénariste et réalisateur Asghar Farhadi a livré en 2013 un film typiquement « cinéma français », lui l’Iranien dont on appréciait la vision politique et la narration fragmentaire dans, au hasard, son précédent – et excellent – long-métrage, Une Séparation. Déjà acquis à la « cause filmique » du réalisateur eu égard à la virtuosité dont il avait toujours fait preuve dans son pays natal, les critiques, en France comme au Québec, ont louangé Le Passé en oubliant qu’il était, peut-être bien malgré lui, la pire illustration d’une cinématographie qui tourne en rond et s’écoute parler (sinon crier) jusqu’à l’autoparodie la plus incroyable.

Pourtant, tout commençait bien avec force détails physiques et dialogiques, une dramaturgie tangible, sensible, et une vulnérabilité réellement palpable dans la photogénie de l’incipit : l’arrivée, en provenance de Téhéran, du personnage d’Ahmad (Ali Mosaffa) à l’aéroport de Paris sous la pluie, puis son accueil maladroit, tout en fragilité tactile (ce poignet bandé qui salue le voyageur à travers la vitre…) par son épouse française Marie (Bérénice Bejo) qui l’a fait venir pour les formalités de leur divorce ; le lent trajet en voiture, ensuite, embué et empli d’incertitude, des deux futurs ex-époux ; et enfin l’irruption dans une maison – celle qu’habite Marie – vétuste, où tout est à colmater, repeindre, rénover – à refaire, donc, à l’image d’une relation qui, au moins dans la tête d’Ahmad et du spectateur, serait – ou pourrait être – à reconstruire. Dans ces vingt premières minutes où il travaille au corps son atmosphère et se sert brillamment d’un rapport métonymique entre les décors et les personnages, Asghar Farhadi continue d’asseoir la légitimité qu’on lui accordait de toute façon les yeux fermés, persuadés qu’on assisterait à une nouvelle géniale utilisation – et manipulation – des points de vue. Mais les choses, esthétiquement et même thématiquement, se gâtent dès qu’Ahmad se penche sur la relation conflictuelle que Marie entretient avec son adolescente de fille. Il n’est alors plus question de climat à appréhender mais, dans un trop-plein d’impressionnisme, de confusion des sentiments et de psychologisation à outrance.

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Tel un médiateur familial d’une sagesse supérieure à tous (à la longue, c’est d’ailleurs agaçant), Ahmad multiplie les interventions pour tenter d’améliorer les rapports dans cette famille mal raccommodée. Aux visions éclatées (souvenous-nous du croisement des fils narratifs et des temporalités), troublées (filmage à travers l’opacité d’une vitre dépolie…), parcellaires (confrontation et reconstitution des témoignages) d’Une Séparation, Farhadi substitue ici des personnages en voie de décomposition relationnelle. Pourquoi pas ? Les acteurs sont tous formidables, et y mettent leurs tripes. Sauf que si les actions d’Ahmad et de son entourage permettent de révéler par bribes un passé (merci le titre) particulièrement houleux, on se désole de voir à quel point tout cela ne se fait que de façon linéaire, laborieuse car accouchée dans la douleur de champs-contrechams bavards, et donc, statique, théâtrale, voire contemplative. Des conversations de salon qui, au gré des situations, se déplacent côté jardin puis côté cour, avant d’aller, de cris du cœur en coups d’éclat discursifs – ça crie beaucoup, chaque plan se chargeant d’une étincelle prêt à mettre le feu aux poudres de la crise de nerfs… – se terminer à la terrasse d’un café ou à la table d’un restaurant.

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Tous ces partis pris de situation et de narration étouffent invariablement dans l’œuf cette belle idée d’un « polar des sentiments » (cela dit, on assiste plutôt à une guerre des émotions : nuance…) que Farhadi avait instaurée dans la première partie ; intrigue distillée pour mieux nous mener, et c’est là l’une des qualités du film notons-le, jusqu’à un dénouement laissé au libre-arbitre et à l’imagination du spectateur, à l’instar d’Une Séparation. Mais, quels atermoiements ! Que de chicanes dans ces 2h10 de métrage tirant à la ligne ! À bien y réfléchir, tout cela répond à une logique : Le Passé est une production française et l’on reconnaît dans cette façon de faire, de tergiverser dans la cuisine puis dans la salle à manger et enfin autour d’une tasse de café, la marque indélébile d’un système qui privilégie le bavardage et, bon sang mais c’est bien sûr, la suprématie du scénario empli de « blabla » sur sa mise en images. L’Iranien a laissé son film, et son savoir-faire, se faire contaminer par la plate volubilité du 7e art national qui lui faisait l’honneur de l’accueillir en son sein protocolaire. Peut-être qu’on voit le mal partout dès qu’il s’agit de pellicules françaises – ce serait pourtant oublier qu’on aime et qu’on défend des Claire Denis, des Fred Cavayé, des Gaspar Noé, des Guillaume Nicloux ou encore le Éric Rochant des débuts … On apprécie même volontiers une comédie comme Le Prénom, pourtant loin, à son tour, d’être avare de dialogues interminables dans un appartement parisien. Alors quoi ? Bof. Nous aussi, on rabâche. C’est là, sans aucun doute, l’effet produit par un film qui démontre qu’on ne gagne définitivement rien à « ressasser le passé ».

Stéphane Ledien

Le Passé
Réalisation & scénario : Asghar Farhadi
Adaptation : Massoumeh Lahidji
Interprètes : Bérénice Bejo, Tahar Rahim, Ali Mosaffa, Pauline Burlet, Sabrina Ouazani, Babak Karimi…
Photo : Mahmoud Kalari
Montage : Juliette Welfling
Musique : Evgueni & Youli Galperine
Pays : France
Durée : 2h10
Date de sortie en France : 17 mai 2013
Date de sortie au Québec : 31 janvier 2014

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