Des chantiers pétroliers de Californie aux environs de Washington, l’errance existentielle de Robert Dupea, trentenaire insatisfait qui délaisse sa vie tranquille d’ouvrier et ses amis pour se rendre au chevet de son père malade, dans la maison familiale à l’Est. Au fur et à mesure du récit, Dupea révèle sa naissance bourgeoise et son talent inné pour le piano, qui prend toute sa mesure lorsqu’il interprète, sur le piano familial, un morceau de Chopin, l’une des « cinq pièces faciles » habituellement destinées aux pianistes débutants.
Quarante ans plus tard, la structure de Cinq pièces faciles ne laisse pas d’étonner : si le film de Bob Rafelson débute par une mise en jambes qui n’étonnera nullement les amateurs de cinéma américain des années soixante-dix, avec une liberté de ton et une désinvolture apparente dans la construction narrative qui veulent être très reconnaissables – cette image terreuse, ces couleurs âpres, cette sorte de vide existentiel dans le regard des personnages qui, au volant de leur large voiture, parcourent les routes arides de Californie, ce récit qui semble n’avancer que par bonds involontaires, au gré des caprices de chacun –, il se poursuit néanmoins de manière inattendue, reprenant à rebrousse-poil le parcours traditionnel des marginaux de la contre-culture hollywoodienne. Là où Ben Braddock, le personnage principal du Lauréat de Mike Nichols incarné, en 1967, par un jeune Dustin Hoffman, développe son insurrection à partir du nid familial, jusqu’à son départ vers Berkeley pour retrouver Elaine Robinson (Katharine Ross), c’est un même trajet, mais vu à l’envers, que nous propose le film de Rafelson : c’est vers le milieu du récit que Robert Dupea se révèle être bien plus que ce qu’il paraît de prime abord, c’est-à-dire un pianiste de talent qui, pour une raison ou une autre, ne joue plus ; et c’est seulement dans la dernière partie, rejoignant la maison familiale perdue près de Washington, que nous découvrons l’origine bourgeoise qu’il a rejetée pour devenir, non pas un marginal, mais un être vivant.
Un indice laissait poindre ce secret (cette origine) dès la première demi-heure, à travers l’une des scènes les plus singulières de cette décennie : Dupea grimpant sur un camion à l’arrêt pour y tâter du piano, et continuant à jouer du Chopin malgré l’éloignement du véhicule de sa route initiale. Il y a, dans cette seule séquence, un appel si effarant à la liberté que Cinq pièces faciles s’en trouve immédiatement propulsé au rang d’ode à la Révolution existentialiste, sorte d’application narrative de l’aphorisme sartrien qui veut que « l’homme est condamné à être libre ». Bien au-delà de Braddock, qui trouvait une forme de stabilité dans sa fréquentation de la fille de sa maîtresse (avec tout ce que cette relation impliquait par ailleurs de dynamitage de la cellule familiale), Robert Dupea ne peut pas se contenter de fuir le huis clos familial, ici symbolisé par l’isolement géographique de la maison qu’on ne peut rejoindre qu’en empruntant un bac ; car la famille n’est pas le problème, elle n’est qu’un symptôme de cette maladie qui pousse le personnage à fuir encore, fuir toujours, quel que soit le groupe – amical, amoureux, insurrectionnel – auquel il est confronté. Il y a, dans cette fuite continuelle qui a tout d’une inlassable fugue, comme une nécessité, propre au personnage, de regarder perpétuellement vers l’horizon – ce que l’affiche originelle illustre d’ailleurs parfaitement. Comme une obligation d’être en mouvement constant, condition sine qua non à sa survie. Il ne s’agit pas, pour Dupea, de chercher à changer de classe pour abandonner derrière lui l’idéal bourgeois, remis en cause par la révolution contre-culturelle, et ouvrir les bras au monde prolétarien incarné par le travail aux champs pétroliers. Ce processus d’aspect marxiste, trop simple, aurait pour effet de réduire la complexité psychologique du personnage, qui ne se préoccupe d’aucun statut social ni ne se satisfait d’aucun environnement. Il est foncièrement en désaccord avec tous les êtres humains qu’il croise – avec sa bimbo de serveuse, jouée par Karen Black ; avec son collègue de travail et partenaire de bowling ; avec la jeune hippie lesbienne obsédée de propreté qui fait une partie de la route avec lui en voiture, et bien sûr avec les membres de sa famille. Il ne s’agit pas pour lui d’échapper seulement au déterminisme socio-familial – qui était précisément le carcan duquel souhaitait s’extraire Braddock – mais de s’affranchir de l’obligation existentielle qu’il y aurait à devenir un grand pianiste lorsque, sur la base d’un talent inné, la structure socio-familiale pousserait l’individu à l’exercer à l’encontre de tout refus. Ainsi, la vraie liberté, ce ne serait pas de rejeter la contrainte (du travail, de la vie de famille, du faux-semblant social), mais d’écarter ce qui par essence n’est jamais considéré comme un assujettissement, mais que l’on regarde plutôt comme une forme de liberté : l’usage d’un don artistique.
Robert ne comprend pas pourquoi il devrait jouer du piano, pourquoi il devrait exercer son talent, ce don qui lui a été communiqué sans qu’il l’ait souhaité. Il a quitté le giron familial et artistique, il s’est éloigné de cette facilité induite par le talent, parce qu’il veut mériter son dû et subir les étapes de son existence. Il cherche surtout – et c’est le nœud de son problème – à éprouver des émotions qui lui échappent, comme s’il s’avérait incapable de se rattacher à quelque chose ou quelqu’un, refusant, par exemple, de dire à Rayette qu’il l’aime lorsqu’elle le menace de chanter s’il ne lui fait pas une déclaration. Cette absence d’émotion, doublée d’une absence de lien communicatif avec les autres, le scénario de Carole Eastman (auteure, entre autres, du script de The Shooting de Monte Hellman) le traduit en affublant les membres de la famille Dupea de diverses infirmités, paraplégie et mutisme pour le père (illustration la plus forte du déficit de parole qui prime entre eux), minerve ridicule pour le frère, et jusqu’à la sympathique sœur que l’on soupçonne d’être légèrement andouille. Ce qui s’apparente de prime abord à un retour aux origines, vers le cocon familial, se clôt logiquement en une étape supplémentaire, brève et angoissée, dans la trajectoire de cet homme-fugue, que le film rattache ironiquement au piano – instrument par excellence sédentaire, voué à rester sur place tandis que son possesseur s’en va par monts et par vaux.
Second film de son réalisateur après Head, co-écrit avec Jack Nicholson, Cinq pièces faciles est à la fois une marche qui offre à l’acteur son premier rôle important au cinéma (après une apparition en avocat alcoolique dans Easy Rider) et une autobiographie fictionnelle de son réalisateur. Rafelson aurait pu s’écrier, à la manière de Flaubert, que Robert Dupea, c’est lui – une analogie qui commence par leur prénom commun, Bob / Robert. Rafelson a lui aussi délaissé un parcours universitaire prometteur, déterminé par ses parents, pour vivre la vie à sa façon. Musicien au Mexique, élève éphémère d’une université de philosophie, DJ pour une radio, puis scénariste pour la télévision – Rafelson met du temps à trouver ce qui sera pour lui la voie la plus expressive, et lorsqu’il rencontre le parfait medium, il choisit un tout jeune Jack Nicholson pour devenir son alter ego à l’écran. Il en profite également pour dresser le portrait d’une Amérique sclérosée, encore rongée par la paralysie qui la caractérise à l’aune des années de la contre-culture. Le discours de l’improbable Palm Apodaca est en cela assez parlant : elle rejette tout ce qui distingue l’Amérique de l’après-guerre, surconsommation et suralimentation, en les réduisant à leur expression dégénérée : des ordures et de la saleté. Cette caractérisation est latente, également, dans le refus de la serveuse du restaurant de servir à Dupea un plat qui ne se trouve pas sur la carte – tentative désespérée et vaine de conserver un ordre établi en pleine déliquescence. L’arrivée sur l’île familiale des Dupea entérine ce constat : la maison parentale est un morceau de territoire flottant extrait de sa temporalité passée pour laisser croire à une persistance au présent, alors que ce petit monde de la bourgeoisie est en train de s’effriter.
Au final, ce film de petite facture mais de grand style, tourné en six semaines pour moins de 900 000 dollars, premier grand rôle de Jack Nicholson et long-métrage sans doute le plus célèbre de son réalisateur (avec son remake du Facteur sonne toujours deux fois), est une œuvre brillante, marquée par son époque et par une tentation libertaire qui fait souffler, quarante ans plus tard, un vent de fraîcheur sur la production cinématographique actuelle peut-être un poil consensuelle.
Eric Nuevo
Ressortie en salles le 15 février 2012, par Solaris Distribution