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Pour son troisième film, le réalisateur Mark Romanek (Photo Obsession avec Robin Williams sorti en 2002 sur nos écrans, soit dix-sept ans après son précédent et premier long métrage passé inaperçu, Static) adapte avec le scénariste Alex Garland – auteur des scripts de Sunshine et de 28 jours plus tard pour le britannique Danny Boyle – le roman Auprès de moi toujours de l’écrivain Kazuo Ishiguro (Les Vestiges du jour). Grâce à une intrigue avançant posément et dont les éléments s’emboîtent progressivement les uns après les autres, le cinéaste américain construit une narration intrigante et captivante qui répondra aux nombreuses interrogations du spectateur : qui sont ces enfants qui semblent si spéciaux ? Quel est ce secret qu’on leur dissimule ? Pourquoi les isole-t-on du reste du monde ? Des questions au cœur d’un récit constituant une étrange et intrigante « uchronie scientifique » – l’espérance de vie atteignit les cents ans avant la fin du vingtième siècle – traitée de manière intimiste par le scénario. Savants et médecins sont quasiment absents d’un métrage où les enjeux et les problématiques sont soulevés à travers le prisme de trois personnages pris dans un triangle amoureux (Keira Knightley qui s’en sort honorablement, Carey Mulligan étonnante de justesse et d’émotions, et Andrew Garfield, apprécié récemment dans l’excellent The Social Network de David Fincher).

Questionnements éthiques, sacrifice au nom du Bien commun, amour désespérément éphémère : Never Let Me Go marque surtout les esprits par le bouleversement de nos repères sociaux et cinématographiques. Ainsi cette scène dans laquelle des chirurgiens restent calmes et ne cherchent pas à faire repartir le cœur d’un « patient » qui vient de s’arrêter, contrastant avec l’excitation habituelle régnant dans les blocs opératoires. Le « bip » continu de l’appareil mesurant la fréquence cardiaque – signifiant le décès sur la table d’opération – résonne aux oreilles du spectateur sans que les médecins ne se démènent pour sauver celui qui est en train de mourir sous leurs yeux. Difficile de concevoir une société telle que celle décrite dans Never Let Me Go, dans laquelle ceux qui ont la charge d’œuvrer pour la santé de la population par les soins qu’ils apportent abdiquent si facilement devant un arrêt cardiaque somme toute assez banal. Hippocrate doit sans doute se retourner dans sa tombe.

Garland et Romanek s’attachent également à dépeindre la difficulté de faire exister des individualités au sein d’un collectif aliénant et « totalitaire » : lors de la séquence d’ouverture, la caméra qui s’approche de chacun des enfants ne parvient pas à saisir l’expression de leur chant noyé dans la « voix collective » de la chorale de l’internat. En ne distinguant pas ces voix individuelles, tout se passe comme si le « tout » dominait et assujettissait chacune de ses « parties » au point de ne leur laisser aucune marge d’existence et d’autonomie. Une conception holistique de la société qui rapproche davantage le monde dépeint dans le film aux sociétés traditionnelles dans lesquelles les comportements individuels étaient largement dictés par ce que le sociologue Émile Durkheim appelait la « conscience collective », cet « ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d’une même société [qui] forme un système déterminé qui a sa vie propre » (De la division du travail social, 1893).

Dans Never Let Me Go, l’avènement et les progrès de l’individualisme – au sens sociologique du terme – ne semblent pas avoir concernés ces jeunes enfants cloîtrés dans un pensionnat réglementant minutieusement leur vie quotidienne. Ces derniers seront incapables d’exercer leur autonomie lorsque, adolescents, ils seront confrontés la première fois à la vie extérieure. Voir la scène amusante du snack, au cours de laquelle ils se révèleront incapables de faire un simple choix de menu et commanderont la même chose que leurs compagnons de route ayant déjà une petite expérience du monde du « dehors » : sans le cadre contraignant mais rassurant de leur pensionnat, cette jeunesse perd ses repères et ne sait plus quels comportements elle doit adopter. Cette anomie – au sens durkheimien du terme, c’est-à-dire un affaiblissement du contrôle qu’exerce la société sur les désirs des individus – de la jeunesse se doublera d’une condamnation inéluctable de celle-ci à une existence précaire, oblitérant de fait son droit légitime et naturel à l’amour. En leur refusant le « Temps » puisque le « futur » est pour eux un concept vide de sens, cette société n’accorde pas à ses jeunes le temps nécessaire pour aimer… Le temps nécessaire pour vivre…

Fabien Le Duigou

> Sortie en salles en France le 2 mars 2011



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