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Avec Passion, le retour derrière une caméra de De Palma après cinq ans d’absence est étonnant à plus d’un titre. D’une part, il enchaîne ainsi après le véhément et acerbe Redacted avec un pur exercice de style, d’autre part, c’est par le biais d’un remake du dernier film d’Alain Corneau, Crime d’amour. De ce dernier, il ne conserve que l’intrigue principale, séduction et trahison entre deux business-women dans le monde de l’entreprise avec ce que cela implique de jeux de pouvoir, pour la complexifier et surtout verser allègrement dans l’onirisme et la friabilité mentale quand l’original était un thriller bien ancré dans la réalité.
De Palma s’intéresse moins au suspense et au récit policier suscités par la résolution du meurtre de Christine (Rachel Mac Adams), la patronne d’Isabelle (Noomi Rapace), avec intervention dans l’équation d’une troisième donzelle, Dani (Katerine Herfurth), qu’au délitement progressif de la trame du réel, la poursuite du discours de Redacted sur le monde d’images qui nous imprègne, et par voie de conséquence la manipulation inhérente. Si le réalisateur s’est toujours beaucoup amusé à déstabiliser le point de vue de son personnage principal sur le récit (Obsession, Pulsions, Snake Eyes, Blow Out, Body Double, comme exemples marquant) et donc celui du spectateur qui l’épousait, ici, il pousse ses expérimentations jusqu’à atteindre un point paroxystique générant un véritable vertige tant il devient à un moment quasiment impossible de distinguer le rêve ou l’hallucination de la réalité. Nous faisant partager l’aliénation mentale d’Isabelle (par quel miracle ou plutôt folie, donc, la sœur imaginaire de Christine est néanmoins présente aux obsèques de cette dernière ?!) qui suscite ou accroît son état de stress permanent et la prise de barbituriques pour la calmer.

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Une folie simplement et superbement formalisée par l’utilisation d’un split-screen. Jamais ce procédé devenu sinon marque de fabrique du moins emblématique du cinéma de De Palma n’aura été si à propos, si pernicieux. En tout cas, toujours aussi manipulateur du ressenti de son public. Il n’a pas la même puissance immédiate de celui de Carrie qui traduisait la réaction épidermique de son héroïne humiliée et la démultiplication de son pouvoir (entraînant la panique chez ses futures victimes et l’effroi pour le spectateur, tout aussi piégé que les personnages de la diégèse) mais la prise de conscience à rebours de son intention est tout aussi percutante. Alors qu’Isabelle se rend à une représentation d’Un après-midi d’un faune, dans le même temps, l’écran se partage pour nous montrer simultanément les derniers instants de Christine au cours de la réception qu’elle organise chez elle. En effet, tandis que la gauche de l’écran s’intéresse aux danseurs, la droite nous laisse entrevoir un autre genre de danse, de mort, cette fois, de la part du tueur observant embusqué le manège de sa proie avant de pénétrer chez elle discrètement et l’occire. Deux actions concomitantes et distinctes qui à nos yeux valident l’alibi dIsabelle qui ne peut être à deux endroits à la fois : deux images, deux regards, le ballet étant perçu à travers la vision subjective d’Isabelle et le meurtre celle du tueur.
Par la suite, le jeu pour De Palma va consister à remettre en doute, de par l’état second d’Isabelle à cause de ses médicaments, cette première appréciation peut être fausse ou en tous cas erronée, les preuves s’accumulent contre Isabelle mais la concordance de son témoignage déjoue sa culpabilité apparente. Et alors que la business-woman est prise dans un écheveau complexe de perceptions biaisées où l’on se réveille d’un rêve pour en poursuivre un autre. La succession de faux rêves et de raccords dans le mouvement entre deux espaces-temps renvoyant à l’époustouflant enchevêtrement de réalités perturbant et fragilisant la santé mentale de Mina dans Perfect Blue de Satoshi Kon. La boucle étant bouclée puisque ce premier long du regretté réalisateur japonais était fortement influencé par Argento et surtout Hitchcock (auquel De Palma voue un certain engouement).

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Il faudra l’adjonction d’un troisième regard, soit littéralement un troisième œil, celui de Dani, pour démêler ce maelstrom sensitif et onirique. Et encore, ce ne sera que partiellement car un doute persiste à s’insinuer même lorsque cette troisième protagoniste s’installe dans le cadre, prenant incidemment la place de Christine disparue. D’ailleurs, dans le dernier quart d’heure, De Palma rejoue ainsi une séquence du début de métrage où devant un ordinateur portable Isabelle et sa chef de département regardait une vidéo publicitaire mais cette fois-ci Isabelle se tient face à l’écran en lieu et place (et dans une posture similaire) de Christine, offrant une perverse symétrie entre ces deux couples, d’autant qu’Isabelle, après s’être amouraché de Christine est elle-même devenue l’objet de l’amour d’une autre. Et dans les deux cas, c’est l’être épris qui va souffrir de l’indifférence de l’autre, voire même de son humiliation.
A ce propos, on peut envisager Passion comme une forme de remake de Carrie. Isabelle, comme la jeune fille introvertie, subit une humiliation publique (un montage vidéo de Christine sur les pétages de plombs de ses collaborateurs filmés par les caméras de vidéo-surveillance met en vedette celui de sa partenaire), les flots de rires se déversant sur elle comme le baquet de sang sur la lycéenne lors du bal de fin d’année qui déclenchait son ire, son basculement dans la folie homicide.

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Parmi les influences du cinéma depalmien, Hitchcock est une évidence ressassée à l’envi au gré des nombreuses exégèses dont l’œuvre du cinéaste a fait l’objet mais si on retrouve certains motifs bien connus du maître du suspense, ils sont issus ici de la propre interprétation et appropriation qu’en fait De Palma. Autrement dit, celui que De Palma cite le plus avec Passion est lui-même. Certains pourront en conclure que c’est l’ultime signe de la perclusion de son cinéma, d’un assèchement en forme de voie sans issue mais il faut plus sûrement l’envisager comme une variation ludique, une reconfiguration esthétique s’adaptant aux tropes contemporains où la jouissance ne provient plus de l’observation de l’autre et des plaisirs auxquels il s’adonne (ou des souffrances qu’on lui inflige) mais de la contemplation de soi.
Dans ses jeux sexuels déviants, Christine fait parfois porter à ses partenaires un masque blanc moulé selon ses propres traits de visage de sorte qu’elle a l’impression qu’elle baise avec elle-même, sorte de version pervertie de The Shape du Halloween de Carpenter.
Effectivement, on peut reprocher au film sa froideur, sa quasi absence de stimuli ou d’excitation sexuelle. Mais Passion n’est pas un thriller sulfureux tendance Basic Instinct du pauvre. Le plaisir éprouvé provient exclusivement de l’admiration de son reflet, cette image que l’on renvoie et qui avec les moyens technologiques modernes peut désormais être captée, conservée, revisionnée et reproduite à satiété. C’est ainsi qu’il faut envisager le fait que Christine façonne Isabelle à son image, par l’offrande d’une écharpe d’abord, ou l’incitation à acheter des escarpins ensuite. On observe également que l’autre décalque la façon de se maquiller de l’une et de plus en plus, adopte ses attitudes, son comportement. C’est également une illustration de l’emprise, de la domination de Christine sur Isabelle (et que cette dernière ne cherche même pas à neutraliser tant elle est admirative) qu’elle transforme en son double brun, un pas de plus vers cette jouissance du soi. A ce titre, l’affiche du film, et maintenant la jaquette, annonce la couleur avec ces deux profils en vis-à-vis qu’il est difficile de distinguer.
Cela en vient à contaminer Isabelle qui sort avec le boy-friend de sa patronne et n’hésite pas à se photographier avec son portable en sa compagnie au cours d’un dîner au restaurant ou plus tard de se laisser filmer pendant leurs ébats.

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L’image que l’on renvoie, que l’on donne à voir est véritablement au cœur du récit, son enjeu intrinsèque puisque c’est sa manipulation qui donnera du pouvoir aux personnages sachant la manier. Et donc sera le catalyseur d’un plaisir narcissique. Ce dernier point est particulièrement évident lorsque Isabelle montre à une assistance composée des pontes de l’agence, la séquence qu’elle a tourné pour illustrer la campagne de pub d’un smartphone. Pour ce faire, elle glisse le produit dans la poche arrière du jean de son assistante, Dani, laissant dépasser l’objectif afin de filmer les réactions des quidam en train de mater les fesses de la jeune femme à son passage. Le roulement du beau postérieur attire l’œil et c’est la potentialité d’être filmé, d’être soi-même observé (être son propre voyeur) qui génère les réactions enregistrées. Un smartphone présenté en début de séquence et qui n’apparaîtra plus par la suite, ce mini-métrage ayant essentiellement pour fonction de vendre la qualité des images ainsi capturées et le plaisir que l’on en retire. Une séquence flirtant superbement avec la vulgarité (comme a toujours si bien su le faire De Palma) d’autant que le ton employé par Isabelle apparaissant au début pour présenter l’objet et surtout faire l’article de sa jolie complice puis les images générées par son dispositif font ainsi penser au préambule d’une scène de film porno que l’on imagine se poursuivre hors-champ. Après tout, De Palma, par l’intermédiaire d’Isabelle, en nous faisant suivre le derrière de Dani, nous donne à voir un film de cul…

Cette vulgarité que se dégage assez tôt, la neutralité des premiers plans, certains dialogues et compositions de cadre qui sonnent faux sont inhérents au milieu publicitaire, ce monde de faux-semblants dans lequel nous plonge d’emblée le réalisateur afin d’accentuer les effets de ses manipulations. De Palma ne procède pas à une critique de ce milieu mais joue avec ses composantes pour former un récit à la progression en spirale où Isabelle et le spectateur sont délicieusement déboussolés. Un film ludique en forme de jeu sur les apparences et la capacité de l’homme à se berner de ses propres illusions et qui exprime avec délectation la passion toujours intacte de De Palma pour les images et ce qu’elles induisent de troubles et de mensonges.

Nicolas Zugasti

Passion est édité par ARP Sélection et distribué par Universal StudioCanal Vidéo et disponible en Blu-ray et DVD depuis le 18 juin 2013

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