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Quand il écrit The Crucible (Les sorcières de Salem) en 1953, Arthur Miller se sert du passé — un procès en sorcellerie dans une bourgade du Massachusetts en 1692 — pour décrire une situation bel et bien contemporaine, la croisade anticommuniste menée aux États-Unis par le sénateur républicain du Wisconsin Joseph McCarthy et une bande d’exaltés hystériques d’extrême droite sur fond de guerre froide. Hystérie, voilà bien le mot qui convient pour décrire à la fois l’Amérique des Fifties et la Salem du XVIIe siècle. En 1954, Raymond Rouleau monte ce texte au théâtre dans une adaptation de Marcel Aymé. Deux ans plus tard, il décide porter à l’écran Les sorcières en faisant cette fois appel, pour l’adaptation, à Jean-Paul Sartre. Ce dernier n’est pas un inconnu puisque l’acteur-metteur en scène a déjà travaillé deux fois sur Huis-Clos, en 1944 et 1946. Dans le bonus du Blu-ray des Sorcières de Salem édité à la fin du mois par Pathé, Mylène Demongeot explique que Miller était mécontent du travail accompli par Sartre, si bien qu’il adapta lui-même en 1996 une nouvelle version cinématographique de sa pièce, The Crucible, dirigée par Nicholas Hytner et rebaptisée en français La chasse aux sorcières. Le film de Raymond Rouleau avait donc disparu des écrans de cinéma et de télévision et c’est une chance que Pathé, ayant acquis les droits, puisse enfin le remettre en circulation.

 

 

Raymond Rouleau, et c’est bien là la force des Sorcières de Salem, ne se contente pas de filmer platement la mise en scène qu’il avait conçue pour le théâtre. Il donne à ses Sorcières une tonalité digne des tableaux flamands, avec beaucoup de séquences éclairées à la bougie et de très beaux paysages de bord de mer. Il filme ainsi d’une manière originale un dialogue entre Mylène Demongeot et Yves Montand dans un pigeonnier, accentue la force du sujet par une violence physique : des femmes fouettées, des gamines hystériques qui hurlent et se roulent à terre, etc. D’autres exemples viennent en tête de l’intelligence de la mise en scène : lors du sabbat, Mylène Demongeot boit un verre de sang, gardant les lèvres tachées par le liquide. Plus tard, une tache de sang identique se retrouvera sur ses lèvres, pour d’autres raisons, comme si les événements étaient liés les uns aux autres.

Filmées frontalement, les scènes de tribunal sont tout aussi passionnantes. Rouleau recrée l’ambiance perçue à travers les images qui inondent alors les télévisions américaines : celles des passages des stars de cinéma devant la commission de l’HUAC, House Un-American Activities Committee. Un lieu de délations, de confessions, d’humiliations qui ressemble aux séquences de procès du film.

 

 

Mais reprenons du début, si vous le voulez bien. En 1692, Salem est un village bien tranquille peuplé de paysans religieux. Très religieux, même. Ainsi, nous sommes le dimanche et une petite fille veut jouer avec sa poupée. La mère surgit, jouée par la tout autant magnifique que rigide Simone Signoret, qui interdit à la gamine tout jeu, parce que le Seigneur l’a défendu. Éplorée, la petite se réfugie dans les bras du papa Yves Montand, qui n’a pas l’air de prendre au sérieux toutes ces simagrées. Dès les premières scènes, les personnages sont posés. Signoret, qui exprime beaucoup par le regard, ne sait dire son amour à son mari volage, trop engoncée qu’elle est dans son rapport au divin. Montand, frustré de sexualité conjugale, zieute — et on ne saurait lui jeter la pierre, Pierre — sur la jeune femme qui les aide à la maison, la splendide Mylène Demongeot, 22 ans, avec des allures qui hésitent entre la vierge effarouchée et l’allumeuse.

 

 

En quelques plans, Rouleau explique parfaitement ce que va être l’un des moteurs de l’hystérie qui va suivre : une tension amoureuse entre un homme toujours amoureux de sa femme mais qui se laisse aller à des incartades, une épouse amoureuse de son homme mais pétrie d’orgueil religieux, et une jeune femme qui va tout faire pour garder son amant seulement pour elle et l’épouser. C’est une évidence, la question de l’adultère travaille Arthur Miller. Marié depuis 1940 à Mary Grace Slattery, il n’est pas un modèle de vertu et a eu, en 1951, une brève liaison avec Marilyn Monroe — qu’il épousera finalement en 1956.

La deuxième raison va être la religion. Le pasteur du village (Jean Debucourt) sent qu’il a du mal à tenir ses ouailles. Il sait que les deux précédents prêtres ont plié bagages et il ne veut pas qu’il soit dit que lui-même va échouer. Quand la rumeur de sorcellerie parvient à ses oreilles et qu’il prend position pour faire appel à un exorciste, il confie à l’un des notables du village (Alfred Adam) : « Ils ne m’ont jamais autant aimé ! » La manipulation devient politique — « Les sorciers ont fait pacte avec le Diable pour s’occuper du pouvoir », entend-on — et certaines phrases du dialogue ne peuvent que faire penser à ce qui se passe au même moment aux États-Unis : « Bientôt, affirme Debucourt, les bons dénonceront les méchants ! » Quant au juge incarné par Raymond Rouleau, il déclare : « L’ennemi est chez nous et dans nos propres foyers », phrase typique de la paranoïa maccarthyste. Face à lui, Montand commente : « Le pouvoir de l’Église chancelle, on veut le rétablir par la terreur. » Il déclare également — et ce genre d’attaque devait déjà faire défaillir à l’époque, même si un film de John Ford de 1948 portait déjà ce titre français —, alors qu’on lui demande ce qu’il a à dire : « Je dis que Dieu est mort ! » Enfin, accusée elle-même de sorcellerie, Jeanne Fusier-Gir explique que c’est parce qu’elle sait lire. Or, les intellectuels ont été parmi les premières cibles du sénateur du Wisconsin avec l’armée.

 

 

Si le sujet des Sorcières de Salem est fort, si son traitement est également très fort avec, on l’a mentionné, d’innombrables scènes d’hystérie et de violence mais également un traitement frontal de la sexualité, la distribution est formidable : le couple Signoret/Montand fait des éclats, avec tous ces moments de doute et d’amour, et, face à eux, Mylène Demongeot se taille la part du lion. Autour d’eux et de Jean Debucourt et Raymond Rouleau, il faudrait encore citer Pierre Larquey, Michel Piccoli dans un court rôle — et, curieusement, Raymond Rouleau fait beaucoup penser à ce dernier — et beaucoup d’autres encore, ces seconds rôles que l’on adore retrouver : Jeanne Fusier-Gir et Alfred Adam déjà cités mais aussi Yves Brainville, Pascale Petit, Françoise Lugagne, Alexandre Rignault, Darling Legitimus — la grand-mère de Pascal —, Gérard Darrieu, Jean Gaven, François Darbon et le très jeune Jean Amadou. À signaler encore la musique de Hanns Eisler, habituel coéquipier de Bertolt Brecht — le film a été tourné en Allemagne de l’est —, jouée par un orchestre dirigé par Georges Delerue.

Jean-Charles Lemeunier

Les sorcières de Salem
Origine : France
Année : 1956
Réal. : Raymond Rouleau
Scén. et dial. : Jean-Paul Sartre d’après la pièce d’Arthur Miller
Photo : Claude Renoir
Musique : Hanns Eisler
Montage : Marguerite Renoir
Avec Simone Signoret, Yves Montand, Mylène Demongeot, Alfred Adam, Raymond Rouleau, Pierre Larquey, Jean Debucourt, Jean Gaven, Jeanne Fusier-Gir, Françoise Lugagne, Pascale Petit, Yves Brainville, Michel Piccoli, Alexandre Rignault, Darling Legitimus, Gérard Darrieu, Véronique Nordey, Jean Amadou, François Darbon…
Le film sort chez Pathé en version restaurée DVD/Blu-ray le 29 mars 2017.

Une réflexion sur “« Les sorcières de Salem » de Raymond Rouleau : La chasse est ouverte

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