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L'oiseau_de_paradis.jaquette« Un salmigondis de traditions polynésiennes et de romance tropicale » : c’est ainsi que le cinéaste King Vidor parle de L’oiseau de paradis, film qu’il a réalisé en 1932, dans ses mémoires A Tree is a Tree, traduit en français sous le titre La grande parade et publié chez J.C. Lattès, puis Ramsay Poche Cinéma. Un peu plus loin, il ajoute : « Des films comme Street Scene ou L’oiseau de paradis montraient d’ailleurs mon désir de partir trouver ailleurs une nouvelle énergie. »

Certes, Vidor raconte – ce qui est repris par Patrick Brion dans le bonus du DVD que sort Bach Films – que le scénario n’était pas complètement abouti au moment où le tournage a commencé. Qu’importe ! Résumons brièvement l’histoire : une goélette de jeunes Américains aborde une petite île polynésienne. L’un des jeunes gens, Johnny (Joel McCrea), tombe amoureux d’une vahiné, Luana (Dolores del Rio). Leur passion réciproque va à l’encontre des lois de la tribu qui va les pourchasser. « L »Est est l’Est et l’Ouest est l’Ouest », remarque de son côté le capitaine du bateau américain, une façon de dire que les deux, l’Est et l’Ouest, ne pourront jamais se rencontrer. Et que les deux, Luana et Johnny, vivent un amour condamné d’avance ! Ce que le cinéma de l’époque n’a pas cessé de claironner. Dans The Cheat (1915, Forfaiture), que l’on retrouve dans le coffret Cecil B. DeMille également sorti chez Bach Films, une Américaine flirte avec un riche Birman. Lorsque ce dernier veut passer à l’acte, il pratiquera le chantage et sans doute le viol – bien que DeMille ne le montre pas – pour parvenir à ses fins. Le message est clair : Occidentales, méfiez-vous ! Le Jaune est perfide. Amour équivoque encore entre un Asiatique et une Américaine dans The Bitter Tea of General Yen (1933, La grande muraille) de Frank Capra. Le général chinois du titre (Nils Asther) capture une Américaine (Barbara Stanwyck) dont il est tombé amoureux. Cette dernière le rejette puis lui avoue son affection. Trop tard : la liaison est impossible et le général préfère avaler son thé amer… et donc s’empoisonner. W.S. Van Dyke et Robert J. Flaherty avaient eu moins peur en 1928, alors qu’ils filmaient pour White Shadows in the South Seas (Ombres blanches) les amours d’une Polynésienne et d’un Américain. Et, trois ans après L’oiseau de paradis, Frank Lloyd s’attaquera à l’histoire des Révoltés du Bounty qui, réfugiés aux îles Pitcairn où ils fuient la justice britannique, couleront des jours heureux avec les filles du cru.

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En 1932, Hollywood a du mal à appréhender l’amour – et surtout les relations sexuelles – entre des individus de cultures différentes. King Vidor préfère filmer le sentiment naturel qui attire ses deux jeunes amants et, au déjà cité « L »Est est l’Est et l’Ouest est l’Ouest » qui va dans le sens des « bonnes mœurs hollywoodiennes », il ajoute malgré tout la réflexion moqueuse de l’un des passagers du bateau qui, regardant le capitaine, le questionne : « Et tu vas sans doute rajouter quelque chose à propos du Nord et du Sud ? »

Tout au long du film, Vidor agit pareillement. Il semble donner raison à la morale jusqu’à ce qu’une petite phrase glissée l’air de rien ou les regards emplis d’amour et de bonne conscience qu’échangent les deux amoureux viennent remédier à tout cela. L’amour, clame-t-il à tout-va, est le plus fort. Lui-même adepte de la Christian Science, Vidor met en opposition la superstition indigène et la religion occidentale, la vie naturelle et la civilisation. Il propose la vision de l’homme blanc et, là encore, une phrase ou une séquence viennent contredire ce que ses personnages sont en train d’affirmer. Ainsi, lorsque tout semble perdu et que le volcan gronde, ce volcan-dieu à qui la tribu n’a pas encore sacrifié de jeune fille, les deux amoureux s’en remettent à leurs dieux et les prient avec dévotion. Les Blancs du bateau appellent superstition la peur du volcan et le désir de sacrifice pour y remédier. La prière à Jésus, ils nomment ça de la religion. Pourtant, les deux notions sont posées sur les plateaux d’une balance et rien ne prouve que l’un ou l’autre ait raison.

L'oiseau de paradis

On trouvera forcément beaucoup de naïveté dans la description de ces amours illicites – illicites pour les Polynésiens parce que la fille brise un tabou, illicites pour les Blancs qui affirment que la jeune Luana ne pourra jamais s’adapter à la vie américaine. Une naïveté enrobant un véritable scénario adulte noyé d’érotisme et de sensualité. Les allusions à la sexualité sont nombreuses – n’oublions pas que nous sommes à la période baptisée Pré-Code par les historiens, avant que ne se mette en place le code de censure Hays. Ainsi, lorsque la goélette arrive en vue des côtes, accueillie par les pirogues, un des passagers se demande où ils sont. Sans doute dans les îles Vierges, répond Johnny. Alors l’autre, reluquant les jolies occupantes des va’a, lance un : « Dieu m’en garde ! » Quand on pense qu’avec le Code, ce genre de dialogue ne sera plus accepté et qu’il faudra attendre 1953 et The Moon is Blue (La lune est bleue) d’Otto Preminger pour qu’un personnage ose à nouveau prononcer le mot « virgin » à l’écran ! En ce qui concerne l’échange de L’oiseau de paradis, misons que Johnny, qui a prouvé qu’il était bon navigateur, est aussi un blagueur. Car, après vérification, il s’avère que les îles Vierges font partie des Antilles alors que l’action est censée se dérouler en Océanie. Mais passons !

Et les scènes s’enchaînent, finalement moins osées pour l’époque qu’elles ne le deviendront trois ans plus tard. Au cours d’une longue séquence sous-marine et nocturne, la caméra suit Luana évoluant gracieusement sous l’eau, complètement nue. On retrouve ces mêmes exploits nautiques dans Tarzan and His Mate (1934, Tarzan et sa compagne), dans lequel Maureen O’Sullivan, la Jane de Johnny Weissmuller, se baigne pareillement nue et pareillement filmée de près, sauf qu’elle est doublée par la nageuse Josephine McKim. Inutile de préciser que sous la double pression du Code Hays et de la Catholic Legion of Decency, Tarzan fut amputé de sa compagne à poil, qu’il n’a retrouvée que très récemment, lorsque l’on mit la main sur des copies non censurées. Mais revenons à la magnifique Dolores del Rio qui prête à Luana non seulement sa beauté mais un jeu naturel jamais daté. L’actrice mexicaine est également très sensuelle dans la scène où, blessé, McCrea est alité et réclame à boire. Dolores mord une orange et en verse le jus directement de sa bouche à celle de son amoureux. La scène est très forte, très belle.

L'oiseau de paradis dolores del rio joel mccrea

La séquence de la danse de Dolores del Rio est également restée dans la légende. Chorégraphiée par Busby Berkeley – bien qu’il ne soit pas crédité -, elle est, elle aussi, très sensuelle. Dolores est vêtue d’un pagne et d’un seul collier de fleurs – certes, bien accroché à ses seins mais malgré tout d’un grand effet. Nous ne sommes plus dans le Tabu de Murnau et Flaherty, sorti pourtant l’année précédente, où les Tahitiennes dansaient seins nus. Ni dans Legong (1935) du marquis de La Falaise, dans lequel les Balinaises se baladent torse nu pendant tout le film ou presque. Mais ces deux films appartiennent au genre que l’on désigne par travelogue, entre récits de voyages et documentaires. Ici, dans L’oiseau de paradis, il ne faut pas rêver ! Nous sommes dans une vraie production hollywoodienne. L’érotisme est, quoi qu’il en soit, bien présent et le sera encore un tout petit peu – mais vraiment un tout petit peu – dans Mutiny on Bounty (1935), lorsque deux Tahitiennes, filmées de dos, vont se baigner nues, laissant apparaître quelques rondeurs sous les bras. Puis plus rien ! Ainsi, dans le remake de L’oiseau de paradis tourné en 1951 par Delmer Daves, Debra Paget reste très habillée si on la compare à Dolores del Rio. Les filles des mers du sud vont être condamnées par Hollywood, pendant des décennies, à porter des soutien-gorges, puis à nouveau des fleurs dans la version 1962 du Bounty avec Marlon Brando, jusqu’à celle de Roger Donaldson, en 1984, où elles retrouveront tout leur naturel.

Signalons enfin que le générique de la version Vidor de L’oiseau de paradis comporte trois opérateurs, dont Clyde De Vinna, qui avait obtenu un Oscar pour la photo de White Shadows in the South Seas, une production MGM tournée en Polynésie. Ajoutons, pour finir, que c’est une vraie chance de pouvoir enfin apprécier un film devenu rare dans nos contrées et qu’on ne saluera jamais assez le travail des chercheurs qui rendent possibles ces découvertes.

Jean-Charles Lemeunier

L’oiseau de paradis
Titre original : Bird of Paradise
Année : 1932
Origine : États-Unis
Réalisation : King Vidor
Scénario : Wells Root, Wanda Tuchok et Leonard Praskins d’après la pièce de Richard Walton Tully
Images : Lucien Andriot, Edward Cronjager, Clyde De Vinna
Musique : Max Steiner
Montage : Archie Marshek
Chorégraphie : Busby Berkeley
Production : David O. Selznick (RKO)
Avec Dolores del Rio, Joel McCrea, John Halliday, Richard « Skeets » Gallagher, Bert Roach, Creighton Chaney, Wade Boteler, Napoleon Pukui, Agostino Borgato, Sofia Ortega…

DVD édité par Bach Films depuis le 11 mai 2015

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