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La légende dit qu’au moment de signer la Déclaration d’émancipation des esclaves, Abraham Lincoln fit mine d’hésiter. À quelqu’un qui lui demandait pourquoi cette tergiversation, le président rétorqua : « Je prends mon temps parce que si l’on voit à ma signature que j’ai tremblé, on se dira que j’ai eu des doutes ». L’Histoire, on le voit, possède son propre poids, parfois insoutenable. Et Lincoln, tout entier à son souci de laisser à ses concitoyens un héritage gravé dans le marbre, ne pouvait se permettre d’esquisser un geste qui ne fût pas sentencieux. À l’heure d’enregistrer les premières prises de vues de son Lincoln, hommage filmique au grand homme et au parcours menant au fameux paraphe, Steven Spielberg semble avoir éprouvé une même affectation : de crainte de trembler, il a jugé bon de ne prendre aucun risque. Et le résultat, c’est un long-métrage certes instructif et solennel, mais didactique et quelque peu falot.

La promesse était trop belle pour ne pas décevoir. Le 16e président des États-Unis colle à la peau du plus doué des réalisateurs de sa génération depuis que, tout jeune, comme de nombreux autres Américains, Spielberg découvrit la majestueuse statue d’ « Honest Abe » assise sur son trône du Lincoln Memorial, face au Capitole, à Washington. Il y reçut l’impression, pénétrante, d’une Histoire rendue visible à travers l’auguste visage de l’homme d’État. Bien des années plus tard, alors qu’il s’imagine déjà travailler à un vaste projet lincolnien, le metteur en scène de La Guerre des mondes tombe sur un ouvrage de Doris Kearns Goodwin, Team of Rivals, détaillant les relations conflictuelles entre Lincoln et son cabinet, depuis son intronisation jusqu’à la fin de la Guerre de sécession. Il en achète illico les droits et se fait remettre par Tony Kushner, son scénariste de Munich, un premier traitement de 500 pages, et en sélectionne 70 : soit les feuillets consacrés aux quatre derniers mois du président, au vote du 13e amendement – celui de la Déclaration d’émancipation – à la Chambre des représentants, ainsi qu’à son conflit avec un fils désireux de s’engager pour servir l’Union.

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Lincoln a pour mérite de montrer quel combat psychologique et politique précéda la ratification du 13e amendement. Deux ans plus tôt, alors que la guerre était à son sommet de cruauté, Lincoln avait lancé une Proclamation d’Émancipation libérant de facto les esclaves dans les États esclavagistes du Sud, sans que cette décision eût d’effet concret – la Confédération rejetait l’autorité de Lincoln au profit de son rebelle de président, Jefferson Davis. Après sa réélection en novembre 1864, Lincoln chercha un moyen d’abolir l’esclavage de façon définitive : il craignait que la Proclamation de 1863 ne fût révoquée une fois la guerre terminée, et estimait en outre que l’inscription d’un amendement à la Constitution résoudrait le problème de « l’institution particulière » une fois pour toutes – ce serait « une cure royale pour tous les maux », selon ses propres termes. Depuis soixante ans, aucun amendement n’avait franchi avec succès le seuil du vote et le cabinet du président savait qu’il s’agirait d’une bataille complexe : bien que la Chambre ne soit occupée que par les États de l’Union (ceux de la Confédération ne siégeant pas à Washington, mais à Richmond), et que les républicains y soient majoritaires, il fallait obtenir deux tiers des voix pour faire passer le texte et cela impliquait, non seulement de s’assurer le concours de tous les conservateurs, mais encore de convaincre quelques-uns des démocrates modérés. Et rien de mieux, pour séduire des représentants réticents, que de leur offrir tel poste convoité ou telle position de valeur, le taux élevé de cynisme trouvant sa compensation dans la ratification historique qui devait s’ensuivre.

Spielberg choisit de s’intéresser aux stratagèmes politicards qui permirent aux républicains de s’assurer le concours de la fraction majoritaire de la Chambre, jusqu’au jour du vote, le 31 janvier 1865. Son récit repose sur une base triangulaire : le lent processus de conviction politique des élus, la guerre qui entre dans sa dernière phase, et la gestion de ses propres difficultés familiales. Spielberg délaisse délibérément l’aspect proprement guerrier pour se concentrer sur ses conséquences humaines, et en faire un enjeu à la fois de la sphère politique et de l’intimité du foyer. Hormis les plans d’ouverture qui nous plongent au cœur d’un affrontement violent et boueux, le conflit est en effet mis en sourdine : car ce n’est pas la guerre qui intéresse le réalisateur, sinon sa dramatique nécessité, son impérieuse existence. Lincoln ne voulait pas la guerre, néanmoins elle était là, et bien là, parfois toute proche des pelouses de la Maison Blanche – il était possible d’apercevoir, depuis les hauteurs de Washington, les bâtiments les plus élevés de Richmond, de l’autre côté du Potomac. On en verra donc le moins possible, et toujours avec subtilité : ainsi de la signature du cessez-le-feu à Appomattox, avec un général Lee compassé qui quitte majestueusement les lieux sur son cheval.

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Invisible, la guerre n’en reste pas moins omniprésente, et pas seulement à travers ces images de corps démembrés ou de champs de bataille silencieusement observé par le commandant en chef. De la proximité de la fin des hostilités dépend également le vote de l’amendement : dès lors que la venue d’émissaires confédérés, dont le vice-président Alexander Stephens, est annoncée, l’utilité d’un tel amendement se voit remettre en cause par les partisans de la paix à tout prix, car l’émancipation généralisée des esclaves aurait pour effet de renforcer la détermination du Sud et de prolonger la guerre pour quelques mois encore. Il faut à Lincoln jouer sur les mots – et presque mentir – sur sa connaissance de cette proposition de paix pour que la Chambre accepte de prendre part au vote.

De l’autre côté de l’échiquier, il y a la famille Lincoln, aux prises avec ses propres inquiétudes. Face à une mère – Mary Todd, superbe Sally Field – qui peine à se remettre de la mort de leur plus jeune fils, Willie, emporté par le typhus en 1862, l’aîné Robert (Joseph Gordon-Levitt) annonce sa volonté de s’engager aux côtés des soldats de l’Union. L’épreuve, terrible, est pour le jeune homme un marqueur de maturité : comment ne pas prendre les armes quand tous les valides de 15 à 65 ans sont sur le champ de bataille ? Pour autant, Robert est composé comme un être incertain, partagé entre un patriotisme ancré dans les tripes et l’angoisse de la mort. Dans l’une des plus belles séquences du film, il assiste avec dégoût au déversement de membres humains dans  une fosse commune, tandis qu’une lumière aveuglante le dissimule à nos yeux, comme s’il perdait pied face à l’horreur d’une nation déchiquetée et de ses morceaux éparpillés aux quatre vents.

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Toutefois, c’est trop rarement que l’on retrouve ce génie spielbergien de l’image, celui qui, dans le récent Cheval de guerre, s’avérait capable de transformer la trajectoire d’un canasson en allégorie de l’humanité en marche. Passé un superbe prologue – deux soldats noirs s’adressent à un interlocuteur hors-champ qui s’avère être Lincoln, en visite après une bataille, et évoquent avec des confrères blancs le discours de Gettysburg – qui souligne l’humilité et la prestance du grand homme, et quelques séquences d’une puissance émotionnelle indiscutable, il faut avouer que ce « Lincoln » manque cruellement de cette audace visuelle qui a fait les beaux jours du cinéma de Spielberg. Confronté à une Histoire trop lourde, parce qu’elle pleine d’un héritage tout contemporain (la question de la place des minorités dans la société), Spielberg ne réussit qu’à reproduire des faits quand il aurait dû leur donner de l’ampleur. Comme en témoignent les nombreux débats entre le président et son cabinet et les multiples altercations au sein de la Chambre, passionnants mais formellement peu mis en valeur, la pédagogie semble l’avoir emporté sur le style. La mise en scène est souvent étriquée, presque timide, et les grands éclats sur la liberté et l’esclavagisme rappellent les passages les plus ennuyeux de l’autre « film en Chambre » de Spielberg, Amistad.

Ce qui fera néanmoins le succès de Lincoln, c’est l’exactitude de son récit et la remarquable pertinence de son casting. Daniel Day-Lewis offre une prestation magistrale, et à son habitude, il montre comment, à force d’implication, il est parvenu à trouver la tonalité parfaite, jusque dans cette voix traînante, trompeuse, que l’on ne peut pas reconnaître faute de posséder un enregistrement vocal de Lincoln, mais qui matérialise les attentes de l’imaginaire collectif. Autour de lui, quantité de seconds rôles font plus que leur boulot : David Strathairn en vice-président William Seward, tout entier à la cause de son chef ; Sally Field en épouse à la fois forte et délicate ; Tommy Lee Jones en brillant représentant de Pennsylvanie ; Jared Harris à son aise dans le costume du général Ulysses S. Grant, commandant des armées unionistes et futur 18e président du pays. Enfin, Hal Holbrook en Preston Blair, républicain proche des Confédérés qui fut à l’origine de la rencontre avec les émissaires de Jefferson Davis afin de trouver une sortie au conflit. La présence d’Holbrook est plus qu’un clin d’œil, lui qui incarna Lincoln à plusieurs reprises, notamment dans la mini-série de 1974 adaptée de l’imposante biographie de Carl Sandburg : c’est un gage de qualité.

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C’est sans doute là le problème de ce Lincoln : qu’on y croit trop. Que la respectable reconstitution de l’époque, de ses questionnements moraux et de ses enjeux politiques soit totalement soumise à un canevas basé sur l’historicité et l’authenticité, sans laisser aucune place, ou presque, à la liberté de la mise en scène ou aux envolées lyriques dictées par le Progrès. On devine que la chandelle est trop importante pour que Spielberg s’autorise à jouer avec son matériau, et que son film a d’abord le dessein de ressembler à une leçon vertueuse, destinée aux générations à venir, avant d’être une œuvre de fiction – le discours sous-jacent nous invitant à reconnaître le vote du 13e amendement comme la première marche d’un haut escalier menant aux droits civiques cent ans plus tard, puis à l’élection récente d’un président noir. Mais on s’attendait à ce que la leçon spielbergienne fût moins sclérosée, et qu’elle s’apparentât plus à un flamboyant manifeste pour l’égalité des droits et moins à un terne chapitre de livre d’histoire.

Eric Nuevo

> Sortie en salles le 30 janvier 2013
Distribution Metropolitan FilmExport

 

Une réflexion sur “« Lincoln » de Steven Spielberg : l’Histoire en lettres Capitole

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