Il faut se faire à l’évidence : il en est des films comme des promesses qui ouvrent parfois des horizons et déçoivent à l’arrivée. C’est le cas de Cinderella (1937) que propose Gaumont dans sa fabuleuse collection « À la demande ». L’auteur, Pierre Caron, souffre d’une sacrée réputation. Il assista pourtant Guitry, signant avec lui L’accroche-cœur en 1938, mais eut surtout le redoutable privilège de réaliser en pleine occupation Pension Jonas (1942), film aujourd’hui invisible qu’on espère voir un jour refaire surface et qui, selon les historiens, fut interdit pour cause… d’imbécillité. Ce qui sans doute relève de la légende car si une telle clause de censure existait, nombreux seraient les sujets à ne jamais figurer sur aucun écran. Le vrai tort de Caron est d’avoir travaillé pour les Allemands de la Continental Films, une maison de production installée à Paris sous tutelle nazie et qui avait à son service le gratin du cinéma français, de Maurice Tourneur à Henri-Georges Clouzot en passant par Pierre Fresnay, Fernandel et Raimu.Caron y tourne Ne bougez plus en 1941 et sera condamné à la Libération. Il s’enfuit en Espagne puis au Vénézuéla où il meurt en 1971.
Bien avant ces problèmes de collaboration, effective ou pas, Caron tourne donc Cinderella, l’histoire d’une moderne Cendrillon. Parce qu’elle a cassé de la vaisselle, Evelyn, jeune Américaine à Paris, est renvoyée du restaurant où elle travaillait. Heureusement que, parmi les fidèles de l’établissement, se trouve une bande de joyeux drilles, petites mains au théâtre d’en face. Ils arrivent à faire embaucher Evelyn comme femme de ménage. Puis comme danseuse, le directeur dudit théâtre (Marcel Vallée) voulant se débarrasser de la star maison (Christiane Delyne). Et ça tombe bien puisque Evelyn sait danser et chanter. Ajoutons à cela une rencontre fortuite avec un astronome (Maurice Escande) dont la jeune femme tombe amoureuse et à qui elle n’ose avouer son véritable métier et le tour est joué pour une petite comédie sans prétention et finalement plaisante à regarder.
En quoi peut-on alors s’estimer déçu ? C’est que le rôle d’Evelyn a été attribué à Joan Warner. Vous ne connaissez pas Joan Warner ? Normal, elle est tombée dans l’oubli depuis des lustres. Elle fut pourtant dans les années trente une des plus fameuses « danseuses nues » de l’après-Josephine Baker, aux côtés de Sally Rand côté américain et Colette Andris et La Visirova côté français, cette dernière ayant fait le sujet du premier roman de Roger Vailland. En 1935, deux ans avant Cinderella, Joan Warner qui se produisait nue dans un cabaret a été attaqué pour « outrage à la pudeur » par un client. Son acquittement aurait dû permettre à la danseuse de continuer son métier dans le même (joli) costume. C’est là où le bât blesse avec Cinderella. La jeune femme n’apparaît jamais nue. Un comble !
Pourtant, le cinéma français des années trente adore ces petites dames déshabillées, tant dans les opérettes de sous-préfectures que dans les meilleurs des films d’auteurs, à commencer par ceux de Duvivier et Renoir. On n’a pas oublié, chez le premier, ces Marocaines qui se baignent dans le plus simple appareil dans Les cinq gentlement maudits (1931), ce « film dans le film » qui ouvre Le paquebot Tenacity (1934) et encore moins ces danseuses seins nus, de flamenco dans La bandera (1935) et de cabaret, coachées par Louis Jouvet, dans Un carnet de bal (1937). Chez Renoir, le corps féminin a souvent été magnifié et, dans ces années-là, on se souvient de celui de Catherine Hessling dans Nana (1926) ou de Celia Montalvan dans Toni (1935), sur lequel le grassouillet Max Dalban n’a de cesse de vouloir poser la main, aussi lourde que le reste de sa personne. Résumons-nous : le cinéma de l’entre-deux-guerre cultive la licence et Joan Warner est une danseuse nue. Pierre Caron, dès les premières minutes, nous met même les points sur les i : son film va parler du corps féminin. Dans une répétition sur la scène du théâtre où va atterrir Evelyn, un ténor rondouillard serre de près sa chanteuse et, au plus fort de leur duo, pose carrément les mains sur les seins de sa partenaire, ce qui doit l’aider à avoir un meilleur coffre. Puis, alors qu’on ne s’y attend pas du tout, trois danseuses en fond de plan ôtent soudain tous leurs vêtements et se retrouvent à poil. Diantre, se dit le vrai cinéphile tout aussi attentif à ce qui se passe au premier plan qu’en coulisses, en voilà un film qui démarre bien.
Puis arrive le personnage de Christiane Delyne, vedette has been jalouse de l’arrivée de la jeune recrue. Elle se précipite dans le bureau du directeur avec son costume de scène, un collant noir façon Musidora qui ne cache rien de son corps replet. L’actrice a même montré beaucoup plus dans La cure sentimentale (1932) de Pierre Weill. On se dit qu’avec ces deux-là, Joan Warner et Christiane Delyne, on va en avoir pour son content. Que nenni ! Non seulement Caron a le toupet de ne pas dévêtir son actrice/danseuse (c’est tout juste si on aperçoit la pointe d’un sein sur une photo publicitaire) mais il ose la faire danser habillée devant des girls topless.
Mais la plus grosse déception survient au cours d’un bal des Quat’Z’arts où Joan Warner va figurer « la Vérité toute nue », portée sur un bouclier par des étudiants délurés menés par leur vieux professeur (Paul Faivre) qui fuit son dragon de femme (Jeanne Fusier-Gir, déjà dans son rôle habituel de vieille fille rangée). Joan porte une toge et Christiane Delyne une tunique antique dont le soutien-gorge s’ouvre par le milieu. On se prête à rêver. On sait Delyne jalouse, on voit Joan Warner habillée alors qu’elle devrait être aussi nue que la Vérité. Dans cette ambiance d’orgie romaine digne de celle des contemporains Dégourdis de la Onzième de Christian-Jaque, on se dit que Delyne va pouvoir prouver ce qu’est la Vérité en dégrafant hardiment son soutif, ce que, entre nous, Ginette Leclerc osera faire face à Maria Mauban dans Le chômeur de Clochemerle (1957) de Jean Boyer, histoire de montrer quelle poitrine est la plus ferme, sous le regard éberlué de Fernandel. Rien de tout cela ici. Frappé par une foudre censurielle en cours de film, il semble que Pierre Caron n’ose plus rien et se contente de filmer sagement les amours béats de la danseuse et de l’astronome.
Alors, il reste tout le reste et surtout les chansons, plutôt les chansonnettes, qui nous laissent admiratifs de ce que l’on pouvait, l’on osait montrer à cette époque. Tout aussi formidable que les couplets sur la vie dans la chaussure entonnés par Préjean dans Dédé, ou Le nouveau chapeau de Zozo que décline avec vigueur et aisance Chevalier dans Avec le sourire (que l’on retrouve dans la même collection DVD Gaumont) ou encore cette Fille du bédouin éraillée avec entrain, l’accent des faubourgs en prime, par Milton dans Le comte Obligado, la chanson Il a mal aux reins, Tintin est digne des airs enlevés de Fernandel dans l’ensemble de ses films. Chansons sans complexe, qui ne se prennent pas du tout au sérieux. Chansons qui sont censés faire rire, ne le font pas toujours mais mettent certainement de très bonne humeur qui les écoute.
C’est le cas de Cinderella, finalement. Le film ne va pas très loin, nous laissant en rade assez souvent, mais c’est cette bonne humeur et le surjeu de la plupart des comédiens (entre autres Suzanne Dehelly en fiancée du fameux Tintin qui a mal aux reins et O’Dett dans le rôle d’un étudiant) qui font que le film emporte in extremis la mise. Ajoutons à cela tous les grands noms que l’on retrouve au générique : Vincent Scotto à la musique, Harry Pilcer à la chorégraphie – il fut le partenaire de Mistinguette et de Gaby Deslys qui, elle aussi, ne s’effrayait pas de danser peu vêtue – et Boris Kaufman, le frère de Dziga Vertov, à l’image.
Jean-Charles Lemeunier
DVD paru dans la collection « Gaumont à la demande » le 20 janvier 2016.
Cinderella
Année : 1937
Origine : France
Réalisation : Pierre Caron
Scénario : Jean Montazel
Photo : Boris Kaufman
Musique : Vincent Scotto
Chorégraphie : Harry Pilcer
Avec Joan Warner, Christiane Delyne, Maurice Escande, Guy Berry, Suzanne Dehelly, Paul Faivre, Jeanne Fusier-Gir, Philippe Janvier, Charles Lemontier, Rafael Medina, O’Dett, Félix Paquet, Marcel Vallée, Titys, Georges Grey, Jane Stick, l’orchestre de Jo Bouillon, les Bluebell Girls, les Boys des Folies Bergère, les Mannequins des Folies Bergère…