Quand l’émotion explose à ce point au cinéma, les fils critiques sont plus difficiles à dérouler car l’intellect passe quelque peu au second plan. Sortir d’une projection de Mommy, c’est se confronter d’emblée à cette problématique : comment parler des films qui nous ont touché jusqu’au fond de l’âme ? Comment décrypter le génie d’un tout jeune homme (25 ans à peine) qui, de film en film, impose insolemment son talent de metteur en scène /scénariste avec une assurance digne des plus grands ? Tout en gardant suffisamment de mesure pour ne pas consacrer Xavier Dolan trop vite, alors qu’il n’a « que » cinq films au compteur, et que le meilleur, selon toute logique, reste à venir.
Cinq ans après J’ai tué ma mère, Dolan se confronte de nouveau à la figure maternelle, mais cette fois pour la célébrer. Sa mise en scène remarquable, son style détonnant et sa culture pop assumée ne doivent pas dissimuler la surprenante maturité avec laquelle il traite la psychologie ambivalente de ses personnages – ici une maman monoparentale sexy, grande gueule et exubérante, Diane « Die » Després (la peste), qui se retrouve avec sur les bras son fils de quinze ans, Steve (le colérique), interné dans un établissement spécialisé pour les adolescents hyperactifs. Irréfléchi et violent, Steve vient de mettre le feu à un camarade d’internement, ce qui lui vaut une expulsion manu militari. La galère pour Diane qui va devoir jongler avec son boulot, son quotidien et, désormais, ce fils aimé, intensément aimé, mais ingérable, bouleversant dans tous les sens du terme, bouillonnant d’une émotivité qui déborde comme d’un verre trop plein. L’irruption dans leurs vies d’une voisine, Kyla, une enseignante devenue bègue à la suite d’un burn out, va pour un temps calmer ce jeu familial trop étriqué, avant de le relancer de plus belle en faisant s’entrechoquer les côtés de ce trouble triangle intimiste, presque incestueux, sorte de Jules et Jim à l’envers et sans sexualité.
Branchés sur courant alternatif, la mise en scène et le rythme du récit suivent le tracé d’une montagne russe avec ses hauts et bas, faisant se succéder moments de joie et instants de crise, embrassades furieuses et rixes d’une violence inouïe. Steve (fabuleux Antoine Olivier Pilon, auquel Dolan avait déjà fait jouer le garçon outragé du clip d’Indochine, « College Boy ») est un adolescent entier, tout amour et toute haine dans le même temps – deux sentiments souvent séparés par une frontière perméable –, perdu dans sa contradiction œdipienne : en l’absence du père à tuer, décédé trois ans plus tôt, il lui faut trouver dans la figure maternelle à la fois les incarnations de la mère et du père, confondus en un seul corps. C’est pourquoi ses élans du cœur sont contrebalancées par des pulsions de mort – Diane se fait appeler « Die », avec le sens que l’on sait dans la langue de Shakespeare, quasiment un appel au meurtre métaphorique –, parce qu’il n’y a plus de géniteur, il n’y a plus de victime rituelle mythologique. Diane incarne l’ambivalence de la femme-homme, belle et sexy par son corps, virile et dominatrice par son langage fleuri – sorte de bouclier anti-société qu’elle a érigé en arme destructrice. Les hommes, eux, sont relégués à l’apparence du sympathique mais insistant voisin, ou au rôle d’objets risibles dont Diane et Kyla se moquent avec effusion.
Pour raconter ce triangle freudien, construit autour des dits et des non-dits (Steve et Diane expriment exactement tout ce qu’ils éprouvent ; Kyla, au contraire, ne parle jamais de ses émotions ni de son passé), Dolan exploite, avec la joie d’un enfant joueur, les possibilités techniques offertes par le medium qu’il a fait sien. Le choix du format d’écran carré (1:1), dont le chef opérateur André Turpin sait tirer le meilleur parti, enferme les acteurs dans une géométrie étriquée où l’horizontal et le vertical s’égalisent, où le corps ne peut jamais être tout à fait excentré par rapport au cadre. Dolan souligne qu’il s’agit également du format des jaquettes de CD – ces images fixées pour l’éternité qui doivent raconter, en un plan, toute l’histoire de l’album qu’elles illustrent, comme si chaque image devenait à la fois la première et la dernière, isolée de toutes les autres peintures du monde. Il y a un peu de cette urgence de l’image parfaite, chez Dolan, une pression esthétique constante qui le pousse à édifier le cadre idéal pour ses tableaux.
Si l’image enferme, le travail sur la musique concourt, à l’inverse, à la libération des corps. Adoptés comme catalyseurs des émotions personnelles, les morceaux musicaux s’adressent à la mémoire des spectateurs et renvoient chacun à sa propre histoire – par le biais de Céline Dion, Eiffel 65, Dido ou Andrea Bocelli. C’est sur l’air de « Wonderwall » d’Oasis, lors d’une magnifique séquence à vélo, que Steve prend l’écran à bout de bras et l’ouvre littéralement, transformant le format 1:1 en 2,35:1 – passant du carré au rectangle comme on quitte la baignoire pour plonger dans l’océan, poussé par un brusque besoin de liberté. Au-delà de l’effet visuel, sidérant, c’est tout le symbole de l’émancipation heureuse du personnage qui s’illustre ainsi, le temps d’une séquence, avant de revenir au format classique et de retrouver le tourbillon des inquiétudes émotionnelles. Un rythme oscillant qui colle avec justesse à la cyclothymie de Steve autant qu’aux troubles versatiles de Diane, sans jamais nous imposer de choisir un personnage plutôt que l’autre, la mère ou le fils, la peste ou le colérique, mais en nous invitant à les prendre tous deux par la main pour faire un bout de chemin ensemble.
Eric Nuevo
Mommy
Canada
Réalisation et scénario : Xavier Dolan
Photo : André Turpin
Musique : Eduardo Noya
Interprétation : Anne Dorval, Antoine-Olivier Pilon, Suzanne Clément
Distribution : Diaphana /MK2
2h14