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A fistful of pellicule

Une fois encore avec Tarantino, les bas-fonds de l’analyse critique auront été atteints, ses Inglourious Basterds étant taxés au mieux de gaudriole guerrière, au pire de révisionnisme. Des reproches qui marquent peut être maladroitement la déception liée au traitement final adopté puisqu’aux relectures initialement envisagées (mais surtout fantasmées par la presse dite spécialisée) des Douze salopards de Aldrich et de Pour une poignée de salopards (titré Inglorious Bastards) de Enzo G. Castellari, Q.T préfère nous emmener sur un terrain moins balisé et n’applique ses intentions de départ qu’aux basterds en titre dont les apparitions à l’écran seront finalement limitées. Mais qui oserait s’en plaindre vu le monument pelliculé qu’il nous offre ?!

Dans une interview donnée aux Cahiers du cinéma à l’occasion de la sortie cannoise du film, Tarantino déclarait que il n’y a « pas besoin de dynamite quand on a de la pellicule». Un propos à la signification double puisqu’il renvoie à la fois à la séquence montrant les bandes de 35mm amassées derrière l’écran prête à être enflammées afin de provoquer un incendie vengeur, et constitue à la fois une analogie guerrière ayant trait à la capacité du medium de prendre position en dynamitant des idéologies iniques. Stigmatisé un amuseur de génie par une critique à côté de ses pompes, Tarantino nous a offert des films qui se sont toujours montrés d’une grande profondeur que leurs qualités esthétiques et leurs vertus excitantes semblent occulter. Inglourious Basterds n’y échappe pas même si dans l’ensemble il a été plutôt bien reçu, certains en viendront rapidement à opposer les mêmes reproches lus ou entendus depuis quinze ans (trop de dialogues, trop de références, maniérisme impersonnel, etc.) voire inaugureront dans l’absurdité en le taxant d’héritier des grosses comédies type 7ème compagnie ou Z.A.Z. Bien que le film soit sorti sur les écrans depuis quelques mois, il n’est pas prêt de sortir de nos mémoires tant il demeure jubilatoire sur tous les plans. Sans doute le film de l’année 2009 et il se doit d’être apprécié en version originale car jamais depuis McTiernan l’appropriation linguistique ne se sera révélée aussi bien mise en scène et décisive. Une fiction que le réalisateur de Reservoir dogs soumet à sa vision, à sa perception de plus en plus affinée et affirmée du 7e Art.

Il était une fois…

Inglourious Basterds se joue et (re)joue des conventions, des références et de l’Histoire pour réaffirmer une fois de plus et sans doute définitivement la puissance du cinéma sans oublier de donner corps à un récit remarquablement construit. Nous suivons différents personnages, le commando de chasseur de nazis, Shosanna la rescapée, le colonel Landa le chasseur de juifs et les instigateurs de l’opération Kino, dont les actions convergeront vers le cinéma parisien tenu par Shosanna et où doit être projetée l’avant-première de la dernière bande propagandiste de Goebbels en présence du gratin allemand et de Hitler.
Comme toujours, Tarantino s’amuse toujours autant à parsemer son film de références en tous genres qui ici seront difficilement repérables pour la plupart car mettant en jeu le cinéma allemand des années 30/40. De toute manière peu importe car le réalisateur ne cède jamais à la facilité d’une succession de citations simplement illustratives, mais les utilise pour nourrir son cinéma et son projet de mise en scène. Ce sont bien plus que des clins d’œil pour initiés puisqu’elles permettent autant de caractériser des personnages de comic-books (les basterds du titre) afin de leur donner une véritable épaisseur (le lieutenant Raine est un double hommage : à l’acteur Aldo Ray, prototype même de l’incarnation du soldat américain et au personnage du major Rane interprété par William Devanne dans Rolling thunder) qu’elles renforcent la scénographie et la dramaturgie.
Et comme toujours, Tarantino démontre avec jubilation qu’il excelle dans les longues scènes de confrontations verbales, ciselant des dialogues qui claquent, faisant du verbe l’arme de prédilection de son univers. C’est encore plus remarquable dans ce dernier film. Non seulement, il respecte les différentes langues usitées dans un contexte de seconde guerre mondiale (le français, l’allemand, l’anglais, l’italien pour un gag savoureux et hilarant) mais leur utilisation renforce l’immersion dans une fiction où tous les personnages se montrent excessifs. Pour exemple, l’allemand ne sera sous-titré, et donc rendu intelligible, que lorsqu’un personnage familier le comprenant sera présent à l’écran. Ainsi le spectateur sera aussi désorienté et plus tard terrifié que Shosanna lorsque celle-ci subit les avances d’un officier nazi (fierté de la nation pour avoir descendu un maximum d’alliés) puis sera convié à la même table que Goebbels où viendra les rejoindre le bourreau de sa famille, le chasseur de juifs Hans Landa, qui va s’évertuer à la soumettre à un interrogatoire que dissimule mal son inquiétante suavité. Mais le plus fort est que l’intention du réalisateur nous explose à la gueule dès la magnifique scène d’introduction de vingt minutes convoquant admirablement Sergio Leone et dont la théâtralité mortifère expose sans ambages l’importance que va revêtir la maîtrise du langage sous toutes ses formes. Landa tisse un impitoyable piège sémantique parfaitement dissimulé par nos habitudes de spectateurs. Le passage du français à l’anglais dans les échanges entre l’officier et le fermier semblent ainsi respecter une convention hollywoodienne telle qu’usitée dans des films comme K19, Les Insurgés ou Walkyrie alors qu’il s’avère un habile moyen de cryptage à l’encontre de la famille juive planquée sous le plancher et nous-mêmes confortablement enfoncés dans nos fauteuils.

Les dialogues ont une importance capitale dans toute son œuvre et manifestement encore plus dans ce film, notamment dans sa pierre angulaire, la fameuse scène dans la taverne située dans une cave – promptement conspuée par de nombreux spectateurs (la scène, pas la cave). D’une durée désarçonnante, elle surprend donc par sa longueur mais aussi par son ampleur et son rythme. Tarantino rejoue ses scènes fétiches de personnages discutaillant autour d’une table mais en parvenant à se renouveler de manière incroyable, rythmant le tout de digressions humoristiques, cinéphiliques pour faire monter progressivement la tension jusqu’à l’explosion de violence concluant la séquence. Le réalisateur réussit même à nous conditionner, à nous faire prendre conscience du danger de la topographie des lieux d’abord au travers de la répétition par le lieutenant Raine que le risque encouru est immense puisque si cela tourne mal, les possibilités de s’échapper d’un tel endroit sont réduites, puis en jouant sur cet enfermement en réduisant ses cadres, aucun plan d’ensemble de la cave ne nous permettra d’apprécier son agencement (l’endroit où se tenait l’officier de la gestapo ne nous sera révélé qu’au moment où il prendra la parole). Du grand art tant formel que dans l’écriture.
Bien sûr, la grande force du film rédise dans cette réflexion sur toutes les formes de langage, parlé et cinématographique, cette mise en abyme constante du cinéma et de la réalité, comment les deux s’interpénètrent, s’apprivoisent, s’opposent, se complètent…

Cinéman

Toute l’œuvre de Tarantino se définit par le rapport étroit qu’elle entretient avec le cinéma. À tel point que les personnages ne devront leur salut qu’en parvenant à décrypter les images et les codes que s’est appropriés Q.T. Plus encore que dans Kill Bill, cette approche est parfaitement identifiable dans Boulevard de la mort. Le premier quatuor de jeunes filles périt par méconnaissance cinéphile (l’obscure filmo de Stuntman Mike n’évoque rien pour elle) alors que le second groupe retourne la situation à son avantage par leur reconnaissance (Point limite zéro de Richard Sarafian est explicitement évoqué à table par les belles). Là encore avec Inglourious Basterds, tout est une question de maîtrise des références et du langage cinématographique.

Q.T exprime certes sa cinéphilie par l’intermédiaire du lieutenant Hicox (Michael Fassbender) non pas pour impressionner la galerie mais pour définir la mission et ses instigateurs. Il est engagé par le général interprété par Mike Myers au vu de ses impressionnants états de service qui dans l’univers tarantinien consiste non pas dans des faits d’armes mais dans la capacité analytique dont font preuve ses personnages. Ses deux livres d’analyse critique ont été publiés, c’est ce qui lui vaut d’être considéré comme le plus apte à mener à bien l’opération Kino (qui en allemand signifie…cinéma !). Une scène loin d’être gratuite car elle définit le personnage de Hicox qui parviendra dans la taverne à déjouer un temps la suspicion du major de la Gestapo grâce à ses connaissances cinéphiliques (un film de G.W Pabst, L’Enfer blanc du Piz Palu, en l’occurrence).
Cette mise en abyme du cinéma est ainsi illustrée tout au long du métrage et notamment lors de l’interlude pop contant l’histoire de Hugo Stiglitz qui en plus d’éclaircir et renforcer le background du personnage, se révèle un enrôlement littéral et figuratif du renégat puisque Raine et ses hommes le libèrent de sa geôle pour l’engager dans leur entreprise d’extermination et s’apparentant à un véritable casting (sont évoqués ses talents particuliers). Le lieutenant Raine, toujours, se réjouit des exploits brutaux de l’Ours juif (Eli Roth) aussi excitants pour eux (voire plus) qu’un spectacle cinématographique. Ou encore, cet échange lors de l’avant-première de Fierté de la nation où Hitler félicite pour son travail, son meilleur film, le producteur Goebbels.

Tarantino a beau convoquer un monde allégorique dès l’introduction de son film (« Il était une fois, dans une France occupée par les nazis »), un monde entièrement dévoué à son art et sa passion (sa cause ?), il n’instaure pas une appréhension passive puisque la bonne interprétation des images sera aussi décisive pour les spectateurs (démontrant clairement un respect sincère de son audience) et des personnages entretenant un lien de plus en plus fort avec le cinéma (actrice, projectionniste, critique…). Envisageant certes son medium de prédilection comme refuge mais surtout comme moyen ultime de lutter contre la barbarie (physique, idéologique, culturelle), le réalisateur n’en reste pas moins taraudé par l’expression de sentiments viscéraux. S’il continue à s’appuyer sur une démarche purement théorique (comment adapter les images que j’aime et transformer emprunts et citations pour nourrir mon récit), le cinéma de Tarantino se développe de plus en plus autour de l’idée de faire correspondre les émotions que ses personnages suscitent ou subissent avec leur représentation filmique. C’est particulièrement prégnant lors de la séquence dans la cabine de projection où les sentiments de Shosanna envers Fredrick Zoller semblent évoluer selon les expressions affichées par ce dernier dans le film projeté. Q.T parvient avec Inglourious Basterds à une impressionnante symbiose entre caractérisation, narration et images de cinéma.

Puissance du cinéma

C’est vraiment remarquable lorsque Zoller rejoint Shosanna, incapable de supporter plus longtemps l’inhumanité que lui retourne le film de ses exploits. Déterminée à réaliser sa vengeance, elle est contrainte d’abattre dans le dos le soldat qu’elle peine à éconduire. Après avoir manifesté une violence surprenante, elle ne peut s’empêcher peu après d’exprimer une humanité absente chez les autres personnages en s’approchant du corps gisant au sol. Une compassion fatale puisque Zoller en profite pour l’abattre. La mort de Shosanna est la dernière occasion pour Tarantino de la magnifier (superbes plans de Shosanna habillée de rouge dans l’encadrement d’une porte ou songeuse en regardant par la fenêtre, entre autres) puisqu’avant de tomber lourdement au sol, son corps criblé de balles et violemment projeté contre la vitre de la cabine est filmé au ralenti sur une musique lyrique. Un effet grandiloquent qu’il ne concède qu’à la jeune juive. Cette fin esthétiquement mise en valeur intervient juste avant que le montage de Shosanna n’entre en jeu, de sorte que lorsque son visage apparaîtra sur l’écran, nous aurons l’impression d’une incarnation totale de son esprit, de son âme sur la pellicule. Le réalisateur utilise à merveille son art d’élection pour livrer des images d’une beauté presque effrayante tant leur puissance semble se déverser dans la salle. Ainsi, le plan moyen de Shosanna filmée en légère contre-plongée et s’adressant à la caméra permet d’être raccord avec les images précédentes de Zoller et de donner plus de force à ce renversement. Tarantino subvertit un cinéma propagandiste en lui adjoignant un style rappelant le cinéma expressionniste allemand, et lorsque les flammes de la pellicule en train de brûler atteignent l’écran, celles-ci donnent à ce visage d’ordinaire si doux une dimension infernale et fantastique exaltante.

Quand bien même l’analogie avec le cinéma semble surlignée au stabilo, comme lui reprocheront certains, Tarantino ne lie pas la résolution de ses pistes narratives à un lieu consacré au 7è Art par facilité ou pédanterie mais bien parce que dans le programme du film cela procède d’une logique implacable. Les renvois constants à son amour pour le cinéma infusent toute son œuvre et Inglourious Basterds ne fait pas exception. Comment pourrait-il en être autrement pour ce cinéphage compulsif, véritable génie de l’écriture dont le talent et la vision parviennent même à influencer la réalisation de Tony Scott sur True romance ?

Un film, deux réalisateurs

Roi du détournement d’intention, Tarantino déjoue une fois de plus nos attentes en laissant au second plan le commando de salopards sans gloire pour se concentrer sur les deux véritables « héros », Shosanna et le colonel Hans Landa. Et oui, ce dernier est le seul personnage apparaissant dans les cinq segments et dont il semble tirer les ficelles jusqu’au retournement final.
Landa veut tout maîtriser jusque dans ses moindres détails. Il donne une terrible preuve de ses capacités d’entrée de jeu dans cette ferme normande. Ce désir ne fera que s’accentuer. Ainsi, l’expression dont il n’est pas certain de l’exactitude au moment de chausser le pied de Diane Kruger, il en vérifiera la validité lors de la confrontation avec Aldo Raine. Par le biais de cette expression a priori anodine, Tarantino va jouer sur trois tableaux en même temps. Premièrement elle illustre le fétichisme du réalisateur pour les pieds (voir les nombreux plans anatomiques de cet ordre dans Boulevard de la mort) et les digressions étranges (la conversation sur les burgers dans Pulp Fiction, la discussion sur la signification de Like a virgin dans Reservoir Dogs…) mais ici elle va permettre à l’officier nazi d’accroître sa position dominante. Comme démontré précédemment par le film, celui qui maîtrise le langage maîtrise les événements. Non seulement cette expression détermine le rapport de force entre lui et Aldo l’apache mais elle le déstabilise par son incongruité et le trompe sur la trahison un moment envisagée de l’actrice/espionne. Mais c’est sans doute dans la lutte métatextuelle que se livrent Q.T et Landa pour la maîtrise du récit, de l’histoire (et de l’Histoire) que le film se montre réellement délectable et impressionnant. En laissant s’échapper Shosanna après l’exécution de sa famille, Landa affirme sa supériorité et peut être même a t-il déjà compris le reste du film (il lui offre un verre de lait lorsqu’ils mangent un strüddel !) et le rôle qu’il veut y tenir. C’est lui qui mène la danse et qui permet in fine aux basterds de réaliser leur mission. Mais Tarantino par l’intermédiaire du lieutenant Raine, figuration des B-movies irrévérencieux et excessifs qu’adorent l’artiste, n’a pas dit son dernier mot. Aldo l’esthète de la gravure sur front de croix gammée, s’il n’empêche pas Landa d’obtenir l’immunité au moins inscrira pour toujours son infamie.

Cette lutte opposant le réalisateur à son personnage de fiction rappelle la virtuosité d’un autre génie, Johnnie To qui dans le surprenant et génial Breaking News entretenait des rapports similaires avec une jeune lieutenante de police chargée d’interpeller des gangsters retranchés dans un immeuble.
Cette reprise en main physique opérée par l’Américain aura été annoncée par la reprise en main artistique de la projectionniste juive. Le film est vraiment remarquablement construit puisque l’on assiste dans le dernier chapitre à un spectaculaire renversement vindicatif quasiment symétrique avec le segment introductif. Shosanna prend les rênes du film au départ mené par Landa en dressant un piège non plus basé sur la linguistique mais le langage cinématographique grâce à son montage pirate inséré dans le film de Goebbels. De même, l’exécution de Hitler est un écho au massacre de la famille Dreyfus et l’on apprécie de voir la diaspora nazie subir le sort des juifs : confinés dans un espace clos avant d’être brûlés vifs. Enfin, les voir pris de panique devant les flammes et l’impossibilité de s’échapper renvoie à l’image des rats que Landa associait aux juifs. La boucle est bouclée.

Pour le réalisateur de Pulp Fiction, le cinéma est apte à racheter l’Histoire, à la venger de manière extatique et cathartique. Non pas au mépris d’une vérité et réalité historique, que Tarantino n’a d’ailleurs jamais recherchée, mais bien par la puissance métaphorique du medium cinématographique.
Dialogues et réalisation au cordeau, le film emporte définitivement l’adhésion par son mélange des genres, à la fois film de guerre, de commando, de complot militaire, comédie, comic-book (voire pulp et fumetto) et mise en abyme constante du 7e Art où chaque partie se retrouve ponctuée et se conclut par un climax violent, jusqu’à l’apothéose finale, ce retournement ultime et vengeur. Si les inglourious basterds du titre seront finalement peu présents à l’écran, les quelques scènes montrant leurs exactions (ils scalpent en gros plan, défoncent la tête des nazis à coup de gourdin !) conditionneront le récit tout entier puisqu’à la simple évocation de leurs noms, Hitler entrera dans une rage folle, les soldats allemands trembleront de peur et Landa s’efforcera d’y apposer un visage. Et nous, d’applaudir avec entrain le cinéma total que nous offre Tarantino.

Nicolas Zugasti

Lire aussi notre chronique cannoise dans VERSUS n° 16, disponible à la vente sur le site.
Retrouvez aussi notre dossier complet sur Tarantino dans VERSUS n° 5, en vente en PDF avec le nouveau numéro ; et notre article sur Boulevard de la mort dans VERSUS n° 12.








2 réflexions sur “« Inglourious Basterds » de Quentin Tarantino

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