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Je revois ce cartoon de Tex Avery qui se passe au fond des océans, dans lequel un curieux poisson à deux têtes ne cesse de traverser l’écran en s’excusant : “Où puis-je trouver M. Ripley ?” Les cinéphiles attentifs, ceux qui étaient titillés par les déclarations de Tavernier et Coursodon, se demandaient quand ils verraient enfin, sur la jaquette des DVD serrés compulsivement sur leur cœur, apparaître le nom d’Arthur Ripley. C’est à peine s’ils pouvaient se mettre sous la dent Thunder Road avec Mitchum père et fils ou les courts-métrages hilarants de W.C. Fields (Le barbier, Le pharmacien). Et quelque Langdon dont Ripley a été le féroce scénariste d’histoires sexuellement déviantes.

C’est donc avec une curiosité certaine qu’on peut se jeter à présent sur The Chase (L’évadée) que Ripley réalise en 1946 pour Seymour Nebenzal, producteur en Allemagne de M le maudit et du Testament du Dr Mabuse de Lang, de La tragédie de la mine, de L’opéra de quat’sous et de L’Atlantide de Pabst, puis, passé en France, des films de Robert Siodmak, Anatole Litvak, Max Ophuls et de l’amusant Dédé de René Guissart.

Quel étrange film que L’évadée ! Attendez-vous à vous retrouver le corps couvert d’ecchymoses. Ne pouvant pincer les personnages, vous le ferez sur vous-mêmes pour vous convaincre qu’ils ne rêvent pas. Que vous ne rêvez pas non plus. Car L’évadée est semblable à un rêve. Le héros, un clochard honnête (Robert Cummings), est embauché comme chauffeur par le douteux Steve Cochran. Quand il accompagne au bord de mer la femme de son patron (Michèle Morgan, qui s’essayait alors, la guerre aidant, à une carrière internationale), cette dernière est habillée en blanc. Cummings retourne vers la voiture et lorsqu’il revient, la belle Michèle porte une robe noire. Ce risque étonnant que prend Ripley de faire confiance à l’intelligence de son public (la séquence montre subtilement que les deux viennent tous les soirs sur la plage) mérite d’être soulignée. De même, jamais Ripley ne surligne, on ne sait jamais dans quelle réalité il place ses personnages, ce qui rend L’évadée d’autant plus fascinant.

Tout est étrange, tout ressemble à un mauvais rêve et les protagonistes du film échappent à tout stéréotype. La violence de Cochan (quand il allonge une baffe à une pauvre manucure) contraste avec la scène où il sait que sa femme veut le quitter. Peter Lorre est suffisamment inquiétant pour donner du crédit à l’équipier du gangster, alors qu’il n’élève jamais la voix ni n’apparaît menaçant. Et il y a cette idée démente de la voiture qui peut se piloter de l’arrière. De la même façon que Cummings se trouve dépossédé de la conduite, le spectateur perd complètement la main sur le récit, pour sa plus grande satisfaction.

Qu’on se le tienne pour dit : une seule vision de L’évadée ne suffira pas. Il faudra voir et revoir les séquences, s’étonner ici de l’abus des transparences (quand Cummings accompagne Cochran et Lorre sur la plage), là de la rapidité avec laquelle ce qui devait arriver arrive (la première scène dans la cabine du bateau, la conclusion). Et toujours ne rien comprendre aux rapports qui lient Bob Cummings au médecin Jack Holt ni savoir ce que le bonhomme a fait à Cuba quelques années auparavant. Qu’Arthur Ripley ait choisi Michèle Morgan comme protagoniste reste une évidence : outre sa beauté et son talent, elle incarne à la perfection ces héroïnes guidées par le destin qui firent les riches heures du cinéma français d’avant-guerre. Car il est évident qu’ici, tout est écrit d’avance.

Jean-Charles Lemeunier

Sortie en DVD chez Artus Films le 2 mai 2012.

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