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On ne s’en rend compte que depuis peu mais l’histoire du cinéma a toujours été écrite par des hommes pour des hommes. Sorties des radars depuis un bail, les réalisatrices réapparaissent enfin à la surface après tant de temps d’apnée. Coup sur coup, voici que Carlotta nous fait découvrir l’œuvre sublime de Kinuyo Tanaka et que Malavida nous sert sur un plateau celle de Binka Jeliaskova — que les Anglo-Saxons orthographient Zhelyazkova. Qui, demanderez-vous ? Et ce ne sera que justice car il faut bien dire que cette cinéaste bulgare, née en 1923 et disparue en 2011, est beaucoup plus connue à Sofia qu’en Lorraine (excusez, je n’ai pas pu m’en empêcher).

En fait, précise-t-on à Malavida, la découverte est due à Sophie Mirouze du FEMA (festival La Rochelle Cinéma) qui, connaissant parfaitement sa ligne éditoriale, a pensé à cette société pour une distribution en salles. Ce qui sera fait dès le 8 mars avec deux premiers films et un documentaire, rassemblés sous le titre Éclat(s) d’une révoltée. Et ce n’est, se réjouit-on, que le début puisque Malavida nous concocte une deuxième salve.

Et quelle découverte ! À n’en pas douter, Binka sait filmer, trouve toujours le bon emplacement où poser sa caméra — qu’elle rend très fluide — et obtient beaucoup de ses interprètes. Binka fut assistante-réalisatrice dès 1956 et dirigea ses propres projets entre 1961, avec A byahme mladi (Nous étions jeunes), et 1990, concluant sa carrière avec deux films : Lice i opuko et Nani-na. En 1957, elle dirige avec son compagnon Hristo Ganev le devenir d’un groupe de résistants après la prise du pouvoir par les communistes (La Vie s’écoule silencieusement) mais le film ne sortira qu’en 1988. Les deux réalisateurs étaient pourtant « des communistes convaincus », ainsi que l’explique la critique Anelia Kasabova, mais sans doute plus idéalistes que le Parti lui-même. Le pouvoir décida donc d’interdire cette production.

« Nous étions jeunes »

Voici donc que, dans un premier temps, Malavida nous propose deux films de Jeliaskova : son premier, Nous étions jeunes, et Privarzaniyat balon (1967, Le Ballon attaché). Le tout assorti d’un documentaire d’Elka Nikolova tourné en 2007 : Binka: To Tell a Story About Silence.

Dès son premier film, Nous étions jeunes, Binka reçoit la médaille d’or du festival de Moscou en 1961. Récompense amplement méritée. On est d’emblée saisi par la beauté du noir et blanc, par la composition des plans, leur symbolisme, la technique étant toujours au service d’une idée. Tel ce zoom arrière, qui cadre l’actrice puis s’éloigne et la montre isolée devant un bâtiment en ruines.

L’action se déroule en Bulgarie pendant la guerre et la réalisatrice insiste sur la notion de liberté en filmant à plusieurs reprises des oiseaux s’envolant des arbres, un plan qu’elle associe avec celui d’avions dans le ciel. La liberté étant donc, ici, liée à la mort.

« Nous étions jeunes »

La caméra, on l’a dit, est mobile. Binka Jeliaskova glisse d’un groupe à l’autre pour montrer combien les personnages peuvent être connectés. Elle filme des nazis qui se saluent et ferment un rideau, passe à un jeune homme attablé. La caméra le cadre en même temps qu’une scène au second plan, puis va sur le côté et s’intéresse à un couple qui s’approche et s’installe à une table. Ceux-là, des militants communistes, vont vouloir détruire les nazis dans la pièce d’à côté. En un mouvement de caméra, Jeliaskova a mis en place tout un dispositif.

Autre exemple de plans significatifs : lorsque la jeune fille franchit une porte tandis que le bâtiment est en ruines et qu’il ne reste plus, justement, que cette porte. Absurdité des habitudes, certes, mais absurdité qui rassure ! Ce récit de résistance est très prenant d’autant que Binka scinde son groupe de révoltés en deux : mis à part le chef qui se cache, nous trouvons d’un côté ceux qui jouent les fiers-à-bras et, de l’autre, deux jeunes qui ne savent taire leur naïveté et qui sont amoureux l’un de l’autre, sans oser se l’avouer : Veska, dont le nom peut se traduire par « Fleur » (Rumyana Karabelova), et Dimo (Dimitar Buynozov). À leurs côtés, Tzveta (Lyudmila Cheshmedzhieva), une jeune photographe elle aussi amoureuse de Dimo, qui observe sans pouvoir agir.

« Nous étions jeunes »

Ayant échoué plusieurs fois dans des actions de résistance, Dimo devient suspect aux yeux de ses amis et l’on retrouve ici l’atmosphère pesante de L’Armée des ombres (1969) de Melville, sans doute l’un des meilleurs films à nous rendre l’ambiance de l’Occupation. Comme Melville, Binka filme les gens dans leur quotidien, avec tous les risques que leur font courir leur engagement. Mais, contrairement à Melville, la cinéaste ouvre de grandes parenthèses joyeuses, comme cette course de Tzveta et Dimo dans les rues, vision poétique et attendrissante de résistants qui, malgré les dangers, restent jeunes et insouciants.

Là encore, on est soufflé par la virtuosité de Binka Jeliaskova. De la rue, Tzveta salue un homme qui, tout en haut d’une échelle de pompier, répare une lampe. La caméra grimpe le long des marches pour arriver au niveau de l’ouvrier qui, à son tour, fait un signe à la jeune fille. Nous étions jeunes comprend ainsi plusieurs séquences poétiques qui ne peuvent nous laisser indifférents. Citons encore celle où Dimo et Veska se retrouvent seuls sur une terrasse. Ils s’amusent à courir avant que la caméra ne s’intéresse plus qu’à leurs ombres projetées sur un toit. Puis, elle les filme en contre-plongée et tout est fait pour créer chez le spectateur un seul désir : que les deux amoureux osent enfin se rapprocher. La séquence s’achève sur un très beau plan en plongée, au-dessus d’eux, jusqu’à une cour.

« Nous étions jeunes »

Contrairement à ce qu’il est dit dans la Bible ou chez Fassbinder, l’amour n’est ici ni plus fort ni plus froid que la mort, il doit simplement en tenir compte. D’où cette nouvelle séquence magique au cours de laquelle le chef du groupe de résistants lit à Veska une lettre que Dimo lui a remise et qu’il n’a pas osé donner à la jeune fille. Il lui avoue son amour et, tandis que résonnent les phrases de Dimo, Veska tourne autour des arbres, troublée, désespérée.

Comment un tel film ne nous est-il pas parvenu plus tôt ? Comment une telle maîtrise du récit et de la mise en scène n’a-t-elle pas hissé Binka Jeliaskova au panthéon des grands cinéastes ? Espérons qu’à présent l’erreur soit réparée.

« Le Ballon attaché »

À propos du deuxième film proposé, Le Ballon attaché, on hésite sur le qualificatif à employer : absurde, loufoque, poétique, métaphorique ? Au moment où des ballons et autres objets non identifiés parcourent le ciel américain, le sujet tombe à pic. Binka Jeliaskova choisit d’ouvrir son histoire sur une citation de Beaumarchais — le film en comprend plusieurs, de différents auteurs : « Je me presse de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer. » Le ton va donc être moqueur dans ce scénario qui décrit un ballon genre zeppelin dérivant dans le ciel d’un petit village bulgare. Crétins mais attachants, les paysans vont vouloir le capturer afin de le déchirer et de s’en faire des vêtements. Mais une autre troupe, en provenance du village voisin, va leur chercher des noises, chacun se disputant le ballon. Dans cette Guerre des boutons version adulte, les combattants vont se foutre des baffes, passer aux embrassades, se bagarrer à nouveau. Dans cet étrange fantaisie où les chiens et les ballons parlent, on perçoit quelques coups de griffes sur la guerre, l’Europe et la bêtise humaine — avec cette formidable citation d’un poète latin, Stace, qui dit : « C’est la peur qui, la première au monde, a créé des dieux. » Mais on s’émerveille aussi, grâce à l’arrivée impromptue d’une jeune fille en fuite dont on ne saura rien, de la poésie qui baigne le film. Surtout lorsque la caméra, perchée très haut dans le ciel, embrasse l’ombre du ballon, la campagne environnante et la fille qui court.

« Le Ballon attaché »

En nous plaçant, nous spectateurs, quasiment à la place de la première petite fille qui voit le ballon et lui demande qui il est, Binka nous décrit un monde absurde auquel on ne comprend rien mais dans lequel on ne peut que s’insinuer et regarder, éberlué, émerveillé, estomaqué par la bêtise des uns et la beauté des autres.

Sans doute plus compliqué à saisir, Le Ballon attaché est un étrange film qui annonce certaines futures séquences de Kusturica (le bordel ambiant entre les paysans, ponctué de coups de trompettes et de tambours) et qui s’applique à illustrer, une fois encore, la notion de liberté. Une belle chose que des militaires viendront mettre à mal. Le goût bulgare, entend-on souvent affirmer la publicité à propos de yaourts. Un qualificatif que l’on pourra désormais apposer au cinéma.

Politique, celui de Binka Jeliaskova l’est forcément. Les sous-entendus sont nombreux, concernant, par exemple, le passage à « l’heure européenne pour toutes les puissances de l’Axe ». C’est bien sûr rappeler que la Bulgarie, lors de la seconde Guerre mondiale, s’est battue aux côtés de l »Allemagne.

« Le Ballon attaché »

Binka: To Tell a Story About Silence, le documentaire d’Elka Nikolova, facilite l’accès à cette cinéaste censurée, dont les films furent accusés d’hérésie. « Elle ne pouvait qu’être aimée ou détestée », remarque l’actrice Tzvetana Maneva. Avant d’ajouter : « Mais personne n’aurait osé la haïr ouvertement. » On apprend ainsi que, malgré des contrats de distribution aux États-Unis et en Europe, Le Ballon attaché ne put sortir du pays — si ce n’est pour aller dans un festival à Montréal —, le pouvoir le jugeant « vicieux » et négatif pour la nation bulgare. Plus incroyable encore : lors d’une séquence, les paysans portent un âne à bout de bras. Des collègues bien intentionnés de Binka allèrent glisser dans l’oreille du président Todor Jivkov que le quadrupède le représentait. Ce en quoi ils n’avaient pas tout à fait tort puisque le chef de l’État prit cette médisance pour argent comptant et interdit, une fois de plus, le film. Binka, suggère alors l’un des intervenants du documentaire, pourrait être symbolisée par cette jeune femme qui court « en proie à ses peurs et à ses déceptions » et « pourchassée par les démons de la vie ».

Non seulement le documentaire rend hommage à Binka et Hristo et à leur acharnement à rester fidèles à leurs convictions mais il évalue également — et tristement — combien il est difficile pour un artiste, la tête pleine de projets, de devoir se réfugier dans le silence. Curieusement, alors que Binka et Hristo eurent pendant toute leur vie à subir la censure d’un pays communiste, ils continuèrent à être des parias après la chute du mur de Berlin. Ils étaient restés communistes et cette idéologie n’était plus dans l’air du temps. Cette volonté d’indépendance causa certainement du tort à la carrière de Binka Jeliaskova mais assura aussi l’originalité de son cinéma. Si, après tout ce temps, on commence enfin à s’intéresser à elle, ce n’est que justice. Un peu tard, c’est certain, mais justice néanmoins.

Jean-Charles Lemeunier

« Nous étions jeunes » et « Le ballon attaché » : deux films de Binka Jeliaskova sortis en salles par Malavida le 8 mars 2023.

Une réflexion sur “Malavida Films : Redécouvrir Binka Jeliaskova

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