La chanson d’Aznavour est connue, qui met en relation une époque révolue avec ceux qui, ayant moins de vingt ans, n’ont pu la connaître. C’est à cette Bohème que fait penser le nom de Dusan Makavejev, dont Malavida ressort sur grand écran les trois premiers films. Suite à des œuvres telles que WR, les mystères de l’organisme (1971) ou Sweet Movie (1974), le cinéaste yougoslave avait, en Occident, décroché la timbale. Autant dire qu’il était entouré d’une aura sulfureuse. Ceux qui avaient pu visionner dans les années quatre-vingt le fameux Sweet Movie avaient découvert une version accompagnée d’une série d’écriteaux signifiant : « séquence coupée à la demande de Mme Carole Laure ». Le spectateur en question se demandait alors à quelle turpitude sexuelle l’actrice s’était livrée pour exiger par la suite une telle censure. Effet sans doute plus dévastateur — et qui, finalement, dut plaire à Makavejev — que la vision desdites images. Après la sortie du film, l’actrice a porté plainte contre le réalisateur et une autre actrice du film, la Polonaise Anna Prucnal, a été interdite de retour dans son pays pendant de longues années.

Sulfureux est bien l’adjectif qui colle le mieux à Dusan Makavejev (1932-2019), représentant de ce qu’on a appelé à l’époque la Vague noire, en référence bien sûr à la Nouvelle Vague française et aux flux de nouveautés qui parcouraient l’intégralité ou presque du monde du cinéma. Noire, parce qu’on jugeait ces films un peu trop pessimistes. On étiqueta donc Makavejev tout à la fois de noir et de sulfureux. Il se montra bien sûr critique, dès son premier film, envers la république socialiste de Yougoslavie et le régime du maréchal Tito, ce qui le contraint à l’exil. Il plaça aussi toujours la sexualité au centre de ses préoccupations, ce qui n’était pas forcément bien vu. Rappelons que les initiales WR des Mystères de l’organisme renvoient à Wilhelm Reich, un des grands penseurs des questions sexuelles. Dans ce film, Makavejev n’hésitait pas à filmer une artiste qui badigeonnait de plâtre un pénis en érection pour en faire une sculpture. En 1971, en Yougoslavie et dans le reste du monde, on n’en revint pas !
Autant dire que la sortie au cinéma des trois premiers films de Makavejev, L’homme n’est pas un oiseau (1966), Une affaire de cœur : La tragédie d’une employée des P.T.T. (1967) et Innocence sans protection (1968), qui précèdent Les mystères de l’organisme et qui sont présentés pour la première fois en versions restaurées, est d’une importance primordiale. Pour qui s’intéresse à Makavejev (mais pas seulement), pour qui se passionne pour le cinéma du Bloc de l’Est (mais pas seulement), pour qui veut comprendre combien le présent découle du passé (mais pas seulement), pour qui sait lire entre les lignes, pour tous ceux-là et bien d’autres encore, répétons-le, la redécouverte du travail de Dusan Makavejev est primordiale.

Dès son premier film, L’homme n’est pas un oiseau, le cinéaste se rit de la propagande. Ainsi montre-t-il un journaliste dictant un article au téléphone. Celui-ci parle des « visages maussades des travailleurs » avant de corriger : « Non, pardon, les visages illuminés des travailleurs ». En filmant le quotidien d’une petite ville, Makavejev évoque tout à la fois des personnages pittoresques (le clochard qui, chez le coiffeur, récupère les cheveux coupés pour en faire des oreillers) et une réalité en dehors des symboles mis en avant par la propagande officielle. Un homme est emprisonné pour un meurtre qu’il n’a pas commis, une histoire d’amour est détachée de tout romantisme et l’on peut entendre, dans la bouche d’un mari parlant de sa femme : « C’est moi qui la nourris, moi qui l’habille, je la frappe si je veux ! »
D’ailleurs, la romance qui se construit entre un ingénieur étranger à la petite ville et une coiffeuse est tout à fait terre à terre (rappelons le titre, l’homme n’est certes pas un oiseau) et renvoie à la même histoire racontée dans Une affaire de cœur : la femme est volage (dans les deux cas) et le cœur a sans doute moins à voir là-dedans que la sexualité. À moins, souffle Makavejev, de lier intimement les questions de romantisme, de sensualité et de sexe, ce que la morale réprouve. Et ce n’est pas un hasard si, après une séquence amoureuse, Makavejev filme l’ingénieur de L’homme n’est pas un oiseau manipulant dans son usine une machine phallique.

Ses trois premiers films prennent souvent des allures documentaires. Ainsi, dans L’homme n’est pas un oiseau, une voix doctorale claironne sur des images d’usine : « Autrefois, l’homme était esclave de son travail, les ouvriers étaient un prolongement des machines. » On a l’impression de visionner des images de propagande. Une affaire de cœur détaille le travail de téléphoniste et celui de dératiseur. Quant à Innocence sans protection, le film est lui-même présenté comme étant un documentaire.
Innocence sans protection est en réalité le titre du premier film serbe parlant, tourné par un acrobate, Dragoljub Aleksic, en 1942. Il eut le malheur d’obtenir plus de succès que La ville dorée de Veit Harlan, dont le sujet collait pourtant mieux à la propagande nazie. Innocence sans protection fut donc interdit. Puis, avec l’arrivée des communistes au pouvoir après la guerre, il le resta parce qu’il avait été tourné sous occupation allemande.
Makavejev reprend donc le titre du film de l’acrobate, en montre des images et interviewe les survivants. On se demande d’ailleurs au début s’il s’agit vraiment d’un film réalisé dans les années quarante ou si Makavejev ne s’est pas amusé à signer un « à la manière de ». Après quelques recherches, il faut convenir que les images de 1942 ont réellement été tournées à cette époque, même si certains plans paraissent totalement modernes. Tel celui de la méchante belle-mère, allongée sur un canapé les jambes à l’air, qui semble rejoindre les préoccupations de Makavejev. Quant aux interviews des membres de l’équipe plus de 25 ans après, elles sont souvent gaguesques. Makavejev incorpore aux séquences du film de 1942 des archives montrant la collaboration entre les autorités de l’époque et les nazis mais aussi le résultat de bombardements, les morts dans les rues. Ce passé n’est pas si loin et il convient d’en revoir des images, aussi dures soient-elles.
De Innocence sans protection, Makavejev livre surtout une relecture politique (le méchant est comparé aux forces de l’Axe), esthétique (avec les parties colorées des images en noir et blanc) et ironique (les images documentaires d’une fanfare nazie en pleine rue à Belgrade et les sourires qui illuminent les visages des spectateurs). Toujours vivant à l’époque, Dragoljub Aleksic livre de lui un l’image d’un type gentil et naïf, que viennent parfois contredire des coupures de journaux. Un titre nous apprend qu’en lançant des hommes-canon, l’athlète a provoqué la mort d’un de ses projectiles vivants. Quant aux démonstrations musculaires d’un Aleksic âgé, elles rappellent les propagandes de l’homme du peuple au corps sain, qu’elles soient nazies ou soviétiques. Cette innocence sans protection est bien celle de l’homme pur, courageux, héroïque face à l’adversité et à la méchanceté. Un symbole qui marche dans les deux sens, suivant l’époque !

Que la force politique des montages de Makavejev ne relègue surtout pas à l’arrière-plan l’esthète. Comment oublier, dans L’homme n’est pas un oiseau, ce beau plan du couple pris à la grue dans un paysage désertique ? Ou celui du miroir brisé ? Et comment ne pas saluer, dans Une affaire de cœur, cette image d’une façade de maison envahie par le lierre qui, grâce à deux fenêtres, montre séparément puis ensemble les deux protagonistes du film, Eva Ras et Slobodan Aligrudic ? Citons encore, dans le même film, l’image de l’actrice nue portant un chat noir sur les fesses. Ou encore celle, humoristique, de la jeune femme qui cache ses seins nus par deux boîtes de lait.

Une affaire de cœur
On a déjà évoqué la question : dans les histoires des couples qu’il met en scène, Makavejev ne néglige jamais l’aspect sexuel. Celui-ci est même un des muscles qui meut Une affaire de cœur. Le film s’ouvre même sur cette interrogation, posée par le docteur Aleksandar Kostic, qu’on nous présente comme l’auteur de nombreux ouvrages de référence sur la question. « Vous vous intéressez sûrement à la sexualité ? », demande-t-il face caméra, comme s’il apostrophait directement les spectateurs. « Et c’est une bonne chose », conclut-il. Le docte savant se lance alors, documents à la clef, dans l’histoire de la sexualité à travers les siècles, évoquant « les civilisations anciennes qui célébraient le phallus, comme dans la vallée de l’Euphrate ». De ces vignettes du passé, Makavejev passe directement à un portrait de Mao puis à une banderole de Lénine que l’on déplie, sur fond de chant patriotique. Quelle que soit l‘époque, on ne peut laisser dans le fossé la question sexuelle.

L’histoire décrite dans Une affaire de cœur, qui ressemble fort à celle de L’homme n’est pas un oiseau, tient en une seule phrase tant prisée par les studios hollywoodiens : « Boy meets girl« . Mais, en 1967, Makavejev a franchi une étape. Là où il suggérait l’année précédente, il n’hésite pas à montrer plus frontalement et à filmer le corps nu de son actrice. À la même époque, Vera Chytilova et Milos Forman font de même en Tchécoslovaquie et Andreï Tarkovski en URSS, comme si le bloc de l’Est se mettait à frémir et à vouloir dépeindre autre chose que la propagande. On retiendra d’ailleurs la mention humoristique de Malavida, à propos des héroïnes des trois films : « Des femmes à poigne et à poil.s ». On ne saurait mieux dire.
Disséquer une société ne peut se faire sans poser de questions. L’homme n’est pas un oiseau parle beaucoup d’hypnose et filme un numéro de cabaret dans lequel l’hypnotiseur persuade les spectateurs qui ont osé monter sur scène qu’ils sont des oiseaux. L’histoire de l’ingénieur, qui vient travailler dans cette petite ville et qui y rencontre une femme, pourrait n’être qu’une parenthèse somnambulique au cours de laquelle il a pu rêver être un oiseau, avant de se réveiller.

Innocence sans protection
Dans Innocence sans protection, Makavejev fait une distinction entre l’intérêt historique d’avoir retrouvé ce film ancien et la naïveté de son propos. Ce qui l’intéresse semble plutôt être la description de son interprète et réalisateur Dragoljub Aleksic : « Un corps d’athlète, une volonté de fer et des muscles d’acier ». Elle pourrait être, nous l’avons dit, la vision du héros aryen par les nazis ou celle du héros soviétique. D’autant que, retrouvant les images ahurissantes des exploits de Dragoljub — sur un fil entre deux toits, il retient par la bouche une fille sur un vélo —, Makavejev prend soin d’accompagner son nouveau montage par l’Internationale. Il ne critique jamais ouvertement, fait juste des rapprochements par de subtils croisements d’images. C’est là sa force. C’est aussi certainement pour cela qu’il a tant dérangé les autorités. Et qu’il est si important de redécouvrir son travail, à plus forte raison dans une salle de cinéma.
Jean-Charles Lemeunier
« Dusan Makavejev, cinéaste charnel » : ressortie en salles de ses trois premiers films par Malavida le 5 janvier 2022, dans des versions restaurées et en première mondiale.