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Bien sûr, il existe une légende Jess Franco, bâtie tout autant sur les qualités que les défauts du cinéaste espagnol. Et chaque nouvelle sortie de ses films en DVD est l’occasion de la mettre à l’épreuve. Le Jess (Jésus pour ses intimes, dans sa prononciation hispanique) fait partie de ces metteurs en scène dont on a beaucoup entendu parler, en bien comme en mal, mais dont on connaît mal la très longue filmographie. Une sorte de barnum fantastico-érotique que l’on peut célébrer pour d’évidentes qualités et conspuer pour de tout aussi évidents défauts. Raison de plus de remercier Artus Films qui nous permet une meilleure approche de cet auteur. Après déjà sept films et un imposant bouquin signé par Alain Petit, l’éditeur nous propose une nouvelle série de quatre Blu-rays/DVD de Franco. De quoi essayer de définir un peu mieux le facteur Jesus !

Si l’on voulait réellement définir l’art de Jesus Franco, on pourrait se reporter à la séquence inaugurale de Tender Flesh. Ce film, qui fait partie de la sélection proposée par Artus, est d’après Alain Petit, l’exégète du cinéaste, son dernier grand film. Pendant qu’une fille danse, la voix de Lina Romay, égérie et épouse de Franco qui l’a précédé dans la tombe d’un an — elle est morte en 2012 et lui en 2013 —, explique à la pseudo-danseuse : « Tu ne sais pas danser. Ce qui intéresse, c’est ton cul, ta chatte et tes seins ! Tu vas faire ce que je te demande… » Et la fille — qui se déshabille en se dandinant —de répondre : « Oui, c’est plus simple que je croyais ! » En une scène et quelques phrases de dialogue, voici donc défini le travail d’un cinéaste et son rapport à ses actrices.

 

 

Citons d’abord les titres proposés dans cette nouvelle série de films sortie par Artus : La fille de Dracula (1972), Les démons (1973), Les expériences érotiques de Frankenstein (1973) et Tender Flesh (1997). Et avouons que l’on a toujours du mal à s’y retrouver dans la carrière du monsieur. Ainsi, Les expériences érotiques de Frankenstein : si vous tapez Jesus Franco sur Imdb, vous trouverez deux films pouvant correspondre à ce titre. En 1972, il est question d’une Malédiction de Frankenstein ou les expériences érotiques de Frankenstein. Et, en 1973, des Expériences érotiques de Frankenstein. Regardons de plus près les scénarios tels qu’ils sont présentés sur le site : dans le premier, Dracula (Howard Vernon) tue une innocente victime et le Dr Seward (Alberto Dalbes) décide de débarrasser la terre de l’importun vampire et se rend dans son château. Mais arrivent le Dr Frankenstein (Dennis Price) et son assistant (Jess Franco) qui redonnent la vie à Dracula. Dans Les expériences érotiques de Frankenstein, le Dr Frankenstein (Dennis Price) et son assistant (Jess Franco) sont sur le point de donner vie à leur créature quand ils sont tués par une femme-oiseau (Anne Libert) téléguidée par Cagliostro (Howard Vernon). Quand la fille de Frankenstein (Beatriz Savon) est enlevée par Cagliostro et retenue dans son château, le Dr Seward (Alberto Dalbes) décide d’aller la délivrer. On comprend que les deux trames sont très proches et que les mêmes séquences ont pu servir pour les deux films. D’autant plus que Les expériences érotiques de Frankenstein, tel que le film est présenté dans le DVD, a pour titre de générique La malédiction de Frankenstein. En regardant le film, vous comprenez qu’il correspond au deuxième scénario raconté sur Imdb, celui de 1973. Et, en bonus, Artus vous offre la version espagnole du film, moins déshabillée, titrée La maldicion de Frankenstein.

 

 

Bon, cette Malédiction de Frankenstein vous plonge dans une version cheap et perverse des films de la Hammer. Plus gonflée aussi : il n’est qu’à voir cette séquence de torture dans laquelle une fille et un sbire de Cagliostro (Luis Barboo) sont attachés nus l’un contre l’autre et fouettés par la créature de Frankenstein (Fernando Bilbao). C’est comme si Franco, avec le manque de moyens typique des productions Robert de Nesle — leur collaboration dura de 1970 à 1977 et trois des films présentés en font partie —, faisait ce qu’il pouvait : parfois c’est flou, d’autres fois décadré, avec l’utilisation de zooms qui partent d’une vue générale du château portugais (très beau, en bord de mer) jusqu’au visage de Vernon et de longues scènes pendant lesquelles il ne se passe pas grand chose. Ces fameux zooms de Franco sur lesquels on a beaucoup épilogué et qu’Alain Petit, toujours généreux envers son cinéaste fétiche, nomme très justement « les travellings du pauvre ».

Parfois, aussi, c’est assez bluffant et, redisons-le, gonflé : tels ces gros plans de visages filmés au grand angle, créant une impression de vertige, comme si le spectateur lui-même se retrouvait sous l’emprise de Cagliostro. Et puis, disons-le aussi, quelques plans mal maîtrisés qui peuvent faire rire, comme lorsque le Dr Seward et l’inspecteur, vêtus de costumes du XIXe siècle, escaladent le balcon du château de Cagliostro : sur une route derrière eux, passe une voiture ! C’est bien là tout le charme des films de Franco, mélangeant ringardise, aspects fauchés à la limite de l’amateurisme et sublimes moments.

 

 

La mer, qui baignait le château de Cagliostro, était déjà présente dans La fille de Dracula, que Franco tourne encore au Portugal. On retrouve dans le rôle titre Britt Nichols, aperçue dans Les expériences érotiques de Frankenstein et qui sera en tête d’affiche des Démons.

 

 

Derrière ce patronyme pseudo-suédois se cache une actrice portugaise, connue aussi sous le nom de Carmen Yazalde, mais dont le véritable patronyme est Maria do Carmo da Resurreição de Deus, qui peut se traduire par Résurrection de Dieu ! Ce qui, quand on joue la fille d’un vampire, est assez raccord, du moins pour la première partie du nom.

 

 

Étonnamment, ce Dracula-là se déroule à notre époque, disons une époque moderne où vêtements et voitures correspondent aux années soixante-dix. Les vampires — dont on ne voit que l’œil et les dents pointues — sont ici des voyeurs et, à l’instar du héros de Psychose, aiment regarder les filles se déshabiller et prendre un bain, avant de les trucider en les mordant. Depuis les origines, le vampirisme a à voir avec le sexe mais quand c’est Franco qui le filme, on n’a même plus à se poser la question. Ici, le Jesus soigne ses plans et nous offre de beaux paysages, un beau château (celui de Sintra) et, ainsi que l’affirme Jean-François Rauger, le directeur de programmation de la Cinémathèque française, dans le bonus qui accompagne le film : « Le vampire est réduit à un symbole ». Si Rauger ne tarit pas d’éloges (« Franco, affirme-t-il, est un cinéaste d’avant-garde incompris »), il s’amuse à citer une critique de La Revue du cinéma, parue dans les années soixante-dix, et qui jugeait « ignobles » les films de l’Espagnol. La vérité est sans doute entre les deux.

 

 

 

Dans Les démons, Franco nous plonge à l’époque de l’Inquisition et de ses tortures pratiquées sur des femmes nues (of course), sorcellerie oblige. Le film démarre sur une anachronique musique jazz — on connaît la passion du cinéaste pour elle, qui lui fit emprunter des noms de jazzmen pour signer certains de ses films, tel ici Clifford Brown. Puis nous confronte tout de suite aux différentes et cruelles épreuves subies par ces pauvres femmes : l’épreuve de la langue, de la piqûre et de l’évaporation de l’eau sur le corps.

Franco s’amuse avec le spectateur tout au long du film, beaucoup plus malin que le Malin lui-même. Ici, les sorcières supposées sont des sorcières avérées, les malédictions existent et nous les approuvons tant sont tordues les méthodes appliquées par ceux qui représentent la Loi et l’Église. Le film aurait pu s’inspirer de The Devils (1971, Les diables) de Ken Russell, d’autant que l’une des religieuses filmées par Jess Franco porte la tête inclinée sur l’épaule, comme le faisait Vanessa Redgrave dans le film de Russell. Mais Franco s’en écarte vite. Certes, quelques-unes de ses religieuses (dont la mère supérieure) sont victimes d’une hystérie sexuelle mais la contagion n’atteint pas tout le couvent et elle est beaucoup moins politique que chez Ken Russell. Encore que…

 

 

La dénonciation des sociétés qui oppressent est au cœur de l’œuvre de l’Espagnol. Franco montre et dénonce l’Inquisition qui torture. Il montre et dénonce la Religion qui tape sur les doigts des sœurs qui ne se comportent pas comme il faudrait. Il montre et dénonce l’enfermement et la privation de liberté. Et, surtout l’hypocrisie d’une société qui a bâti sur l’interdit tous ces préceptes, préceptes que ceux qui ont le pouvoir s’empressent de ne pas suivre. Il y a des accents buñuéliens dans les rapports que Franco entretient avec la religion. Contre elle, il prend le parti des sorcières et du diable comme le faisait déjà Buñuel dans Simon du désert.

 

 

Après ces trois films seventies, tournés sous la bannière du même producteur, Tender Flesh est complètement différent alors qu’avec ce film, Franco retourne vers une de ses obsessions : la mise en abyme d’un sujet qu’il a déjà traité dans La comtesse perverse (1974, également disponible en DVD chez Artus), inspiré de La Chasse du comte Zaroff (1932). Placé sous une citation de Joyce — « Dieu a créé l’aliment, le Diable l’assaisonnement » —, le film va se payer un détour par La grande bouffe et ce n’est pas pour rien si la jeune héroïne (Amber Newman) est qualifiée de « chair tendre » ! Dans une île espagnole, un groupe de nantis, parmi lesquels un cuisinier interprété par Alain Petit lui-même, organise une orgie dont les ingrédients principaux sont la nourriture, le sexe et la mort. Sauf qu’ici, Franco éteint la dernière lueur d’espoir qu’il avait allumée dans La comtesse perverse.

 

Ajoutons enfin que Jesus Franco sera encore à l’honneur chez Le Chat qui fume puisque l’éditeur prépare pour fin juillet la sortie de deux autres films du cinéaste : Le journal intime d’une nymphomane (1973) et Les possédées du Diable (1974). Ces titres sont en précommande sur son site.

Jean-Charles Lemeunier

Jess Franco en DVD/Blu-ray chez Artus le 5 juin 2018 : La fille de Dracula, Les démons, Les expériences érotiques de Frankenstein et Tender Flesh.
… et le 31 juillet 2018 chez Le Chat qui fume : Le journal intime d’une nymphomane et Les possédées du Diable.

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