Le 14 septembre dernier sortait en Blu-ray (et en grandes pompes) la mythique, pour plusieurs générations, hexalogie de George Lucas. Une édition ultra complète puisqu’en plus des six films, le luxueux coffret contient trois galettes supplémentaires bourrées à craquer de reportages et documentaires sur les coulisses de l’exploit. Seulement, cette sortie s’accompagnait d’une nouvelle complainte des fans qui fustigent une fois de plus les choix de Lucas de traficoter encore et encore sa saga. Il ne s’agit même pas de proposer la plus belle image possible, en termes de rendu, de luminosité ou de piqué mais d’ajouter encore et encore des éléments absents à l’origine. On peut appeler ça du pinaillage (ou de l’enculage de mouche) de la part des amoureux des aventures de la famille Skywalker (une paroi rocheuse ajoutée numériquement, les Ewoks qui désormais sont capables de cligner des yeux, etc.) mais ces cris d’orfraie expriment surtout un sentiment de colère (voire même de haine) à l’encontre de celui qui se permet de défigurer une œuvre fondatrice de l’imaginaire intime et collectif. Que cette personne s’adonnant à ces perpétuels bidouillages en soit le créateur interpelle forcément et soulève de multiples questions : pourquoi, quel intérêt, dans quel but et surtout comment ose t-il faire ça ? À cette dernière, la plus importante et sensible, la première réponse que l’on peut apporter tient dans une logique de droit : cette histoire, ces films lui appartiennent légalement, il peut donc en faire ce qu’il veut. Comme, dernièrement, faire crier un « Noooooo !! » retentissant à Vador au moment où il balance dans le vide l’empereur Palpatine en train d’électriser son fils Luke afin d’être raccord avec le même « Noooooo ! » concluant La Revanche des Siths. Même si cela dénature la séquence (pour ne pas dire la ridiculise) et le personnage. Cependant, cette toute puissance a ses limites, et notamment artistiques voire même patrimoniales. Avec ces constantes modifications, Lucas fait plus que toucher à ses films, il touche aussi aux propres rêves, aux souvenirs de nombreux spectateurs énamourés. Or, les fans ne comprennent pas ce qui semble être un rejet total de Lucas de sa propre création. Cette relation ambivalente entre les adorateurs de Star Wars et le réalisateur est au centre du documentaire d’Alexandre O.Phillipe, The People Vs. George Lucas, sorti en DVD depuis le 6 septembre 2011. Un titre qui sonne comme un procès à charge mais qui est avant tout le témoignage d’une perplexité sincère et soulève une question fondamentale quant à l’appartenance de cet univers.
Découpé en trois parties (ou épisodes), le documentaire aborde les points de rupture jalonnant la saga pour dessiner au final le portrait d’un Lucas devenu ce qu’il détestait le plus : un homme d’affaires. Autrement dit, Lucas s’est laissé absorber par le côté obscur de la force…
Le premier épisode relate l’émergence de cet univers, la façon dont il s’est étendu et comment il débrida l’imagination et instaura une dimension participative unique. L’impact des premières projections de La Guerre des étoiles en 1977 fut énorme, ce film de science-fiction mâtiné de western et fortement influencé par les chambaras de Kurosawa eu un tel succès qu’il prit tout le monde au dépourvu. Même les premiers pas du merchandising relèvent de la science-fiction quand on voit qu’à l’époque, les boîtes censées contenir les figurines des principaux personnages du film étaient vendues vides, contenant seulement une preuve d’achat et la promesse de recevoir sous x semaines les jouets convoités. Un engouement immédiat qui ne s’est pas démenti avec les sorties de L’Empire contre-attaque et Le Retour du Jedi. Les premières graines étaient plantées et elles allaient très vite fructifier puisque certains fans commençaient dans leur coin à reproduire sous diverses formes et supports des scènes clés, puis avec l’évolution de la technologie, commençaient à proposer du contenu inédit (souvent à haute teneur parodique et/ou comique) mettant en scène les personnages cultes. Tandis que Lucas favorisait le développement, l’expansion de son univers via des comics-books, des romans, des jeux-vidéos, des dessins-animés, etc, autrement dit des produits officiels, les fans déclaraient leur flamme de manière dissidente par le biais de vidéos non approuvées par Lucasfilm mais qui en perpétuaient l’esprit. Une réappropriation de la part des spectateurs pas toujours au goût de Lucas. En effet, cela s’apparente à une perte de contrôle. Pour bien montrer cette effervescence créatrice, cette première partie voit des extraits des films et les images d’archives d’interviews de Lucas et de ses collaborateurs entrecoupées d’images de ces fans-fictions, donnant une espèce de patchwork multiforme où chacun amènerait sa pierre à l’édifice, où chacun pourrait faire entendre sa voix. La Guerre des étoiles et ses suites directes, par leurs structures héritées du monomythe de Joseph Campbell, ont réveillé quelques chose de puissant chez les spectateurs. Pas seulement un réenchantement au sein d’une décennie minée par les désillusions (scandale du Watergate, perte de confiance dans les institutions régaliennes, la guerre du Viet-Nam…). Mieux, le phénomène n’est pas circoncis aux seuls États-Unis puisque peu à peu tous les pays distribuant les films sont happés par cette déferlante. Oui, quelque part, Lucas avait perdu le contrôle absolu de sa création puisque désormais il fallait compter (et contenter) avec ces millions de spectateurs émerveillés.
Et c’est donc logiquement à ce moment là que les problèmes ont commencé.
Le deuxième épisode s’attarde lui sur les premières retouches numériques de la première trilogie (les fumeuses éditions spéciales de 1997) et surtout le désir de Lucas de faire disparaître les versions originelles des épisodes IV, V et VI. Pour lui, seules les versions de 1997 priment.
Seules ces versions proposent très précisément ce qu’il avait en tête à l’époque mais que le manque de moyens technologiques et d’argent l’avaient empêché de finaliser. Les fans ne sont pas contre les director’s cut – les consommateurs sont même habitués à ce genre de pratique – mais ils n’avalent toujours pas l’impossibilité de revoir les films originaux. Un reproche légitime puisque cette manière de faire s’apparente à du révisionnisme. Les films de 1977, 1980 et 1983 existent toujours mais en VHS (achetées dans le commerce ou enregistrées lors des multiples passages télé lors des fêtes de fin d’année) et donc périssables. Aucune édition digne de ce nom n’a été faite de ces films (les collectors de 2006 de la prélogie contiennent les DVD des films originaux mais l’image est affreuse et recadrée) et ce n’est pas prêt d’arriver. Les fans expriment donc devant la caméra leur impuissance, leur dégoût, leur incompréhension et leur colère. Car c’est un peu de leur enfance que Lucas est en train de leur subtiliser. Cette volonté, à maints égards, perverse, de destruction affichée est d’autant plus étrange que ce même Lucas s’était opposé en 1988, devant le congrès, à la colorisation de classiques du noir et blanc, prétextant que l’altération de cet héritage intellectuel et culturel pouvait être considéré comme de la barbarie. Une intervention passionnée et puissante.
De par son statut, Star Wars appartient également au patrimoine culturel mondial, le défigurer est inadmissible, quelque soit le degré de sensibilité de chacun envers ces films. Certes, il en est l’initiateur mais il a également un devoir moral envers la communauté (pas seulement celle des fans) et ne peut donc s’octroyer tous les droits. Alexandre O.Philippe exprime tout ceci parfaitement dans ce documentaire qui est très loin de se contenter de taper sur la tête de George Lucas.
Enfin, le dernier épisode revient sur la prélogie qui voit Lucas se détourner complètement de l’esprit originel, provoquant un rejet total des fans qui cette fois-ci se sentent carrément souillés. Certains chantent même que Lucas a violé leur enfance (George Lucas raped our chilhood, une chanson que l’on retrouve en intégralité dans un des bonus du DVD). On pensait que le fait de faire tirer Greedo en premier, dans le face-à-face avec Han Solo dans la cantina, était le summum de la trahison mais toute la prélogie apparaît comme une injure aux plus profondes aspirations (la Force, élément mystique présent en chacun, est maintenant une histoire de midi-chloriens possédés par quelques-uns) et motivations des personnages et des spectateurs. Cette fois-ci, il ne s’agit plus de colère mais de haine. On voit même certains fans éructer, face caméra, leurs sentiments.
L’évolution de cette saga n’est peut être pas si surprenante si l’on tient compte de l’embarrassant The Star Wars Holiday Special, émission concoctée par Lucas en 1978 pour la télé où les personnages de Luke, Leïa, Solo et Chewbacca se ridiculisent dans des décors kitschissimes, ou la manière de Lucas de décrire à Richard Marquand sa vision du Retour du jedi, un mix improbable entre Benji et la noirceur de L’Empire contre-Attaque.
The People Vs. George Lucas constitue un documentaire très intéressant et enrichissant qui se termine un peu trop abruptement mais qui, en donnant la parole à des voix non estampillées Lucasfilm, aura permis de mettre à jour les dissensions entre fans et créateur et la volonté de reprendre le contrôle de son œuvre par Lucas. Seul gros bémol, l’absence de propos analytiques permettant d’expliquer (ou tenter de) l’enfermement de Lucas dans sa névrose, pourquoi il a décidé de se séparer de la plupart de ses collaborateurs qui étaient pour lui autant de gardes-fous (Marcia Lucas, sa femme et sa monteuse, Gary Kurtz, le producteur, Phil Tippett, conception des effets-spéciaux, etc.). Des lacunes en partie comblées avec de larges extraits des entretiens accordés par Gary Kurtz, Ann Skinner, la scripte et Dale Pollock, le biographe de Lucas qui tira des innombrables entretiens audio un livre, Skywalking. La soif d’en connaître plus sur les tenants et aboutissants artistiques, mythologiques, inconscients de Star Wars sera également en partie étanchée par le reportage montant les entretiens accordés par trois experts, les universitaires Renan Cros et Pierre Berthoumieu et le journaliste Rafik Djoumi.
Au final, un DVD assez complet qui permettra de répondre partiellement aux interrogations suscitées par les actes de George Lucas. Un homme complexe dont l’attitude envers son grand-œuvre l’apparente à un passionnant cas clinique. Car au final, le réalisateur devenu maître d’un véritable empire semble se donner du mal pour en finir une bonne fois pour toutes avec cette saga qui lui a apporté la renommée mais qui est également une véritable malédiction pour ses velléités d’un cinéma plus expérimental. George Lucas est devenu cette figure tragique ultime qu’est Darth Vader, reste à savoir maintenant s’il atteindra la rédemption de la première trilogie ou la dépression de la seconde.
Nicolas Zugasti
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