Dans le monde de l’animation ou plus généralement du cinéma, le réalisateur Makoto Shinkai est encore trop peu connu et reconnu alors qu’il est déjà l’auteur de plusieurs courts-métrages et deux longs métrages, La Tour au-delà des nuages et 5 cm par seconde, somptueux. Son troisième film, Voyage vers Agartha, sorti en blu-ray et DVD depuis le 4 juillet 2012 chez Kazé, confirme la splendeur esthétique de ses images et la poésie mélancolique qui habite chacune de ses trames narratives. Diplômé en littérature japonaise (!), Shinkaï débute sa carrière dans une société de jeux vidéo où il apprendra le métier d’animateur en travaillant sur les séquences de ero-games (jeux de dragues typiquement japonais). Il se lance durant son temps libre à la création de courts-métrages qui contiennent déjà en germe les motifs de mise en scène qu’il développera au long de sa carrière : Plans décadrés de ses personnages, nombreuses scènes en plan fixe, qui alterne avec d’autres plus courtes et la difficulté à communiquer ses pensées ou ses sentiments (avec l’être aimé ou plus tard « un adversaire »). Au gré de ses premiers travaux, il affirme et affine son intérêt pour les émois amoureux de jeunes gens, pour progressivement ouvrir son champ des possibles comme son espace pour sortir du cadre du shôjo manga (romance pour adolescentes) dans lequel ses premiers travaux semblaient gentiment se concentrer. L’évolution se fera vraiment ressentir à partir de l’OAV Hoshi No Koe (Voice Of A Distant Star – La Voix des étoiles) avec sa bataille stellaire entre des méchas pilotés par des humains contre une race extra-terrestre belliqueuse et surtout de La Tour au-delà des nuages.
Comme toute son oeuvre, Voyage vers Agartha ne bénéficie que d’une sortie vidéo, maigre consolation mais au moins ses œuvres sont-elles ainsi visibles en France. Après tout, Miyazaki aussi, en son temps, avait eu du mal à percer et être accepté. Le parallèle avec le sifu du studio Ghibli n’est d’ailleurs pas inapproprié ou exagéré tant il s’agit également avec Shinkai d’accepter d’être plongé dans des univers fantasmagoriques à quelques encablures du monde réel, presque situés dans ses rets. Ce n’était pas forcément le cas de 5 cm par seconde, le film précédent, qui était fermement ancré dans le quotidien de deux amoureux transit séparés par les vicissitudes de la vie mais les jeux sur la lumière et ses reflets iridescents (motifs incontournables, et visuellement superbes, de l’œuvre de Shinkai) confèrent une ambiance onirique renforcée par la dissémination (voire la quasi absence) d’autres personnages que les héros. Par contre, La Tour au-delà des nuages initie une première approche avec un monde parallèle aux portes du nôtre. On n’y pénètre pas franchement puisque l’action se passe essentiellement autour de l’axe interdimenssionnel que représente cette tour mais l’uchronie et l’évocation de l’interpénétrabilité du rêve et du réel suffisent déjà à nous transporter ailleurs. Voyage vers Agartha franchit un palier supplémentaire puisque les personnages principaux Asuna (collégienne solitaire vivant seule avec sa mère affectée par la disparition de son père) et le professeur Morisaki (qui refuse le décès de son épouse) plongent littéralement dans le monde extraordinaire d’Agartha en traversant un immense plan d’eau respirable (dénommé aqua vita).
L’Agartha est un royaume souterrain légendaire aux multiples orthographes qui fut révélé au 19ème siècle dans des œuvres littéraires de fiction ou ésotériques. L’Agartha serait un monde dépositaire des savoirs, connaissances et textes sacrés des continents engloutis de l’Atlantide et de la Lémurie, aurait avoir avec les civilisations disparues des Mayas et des Aztèques et la cosmologie Mohawk, et serait relié à tous les continents terrestres par l’intermédiaire d’un vaste réseau de galeries et de tunnels dont les entrées secrètes (ouvertes temporairement) seraient réparties aux quatre coins du globe (Mongolie, Russie, France, Pôles Nord et Sud, Tibet, Perse…). Un royaume dirigé par le Roi du Monde (sorte de Dieu sauveur) et à l’origine de la théorie de la Terre Creuse (inspiratrice de Jules Verne et son Voyage au centre de la Terre), thèmes manipulés et popularisés, entre autres, par René Guénon en 1927 dans son ouvrage Le Roi du Monde. L’Agartha où vivraient des créatures extraordinaires aura inspiré nombre d’œuvres à des dégrés plus ou moins importants même sans être explicitement défini comme telle chez Jules Verne donc ou dans la série Lost (l’île où se réveillent les quarante deux survivants du vol 815 d’Océanic Airlines est en fait Agartha) voire même chez Miyazaki dont le royaume des esprits visité par Chihiro pourrait en être une émanation. En tous cas, la représentation qu’en fait Shinkai est clairement inspirée par l’univers développé par le studio Ghibli puisque les décors, les créatures (Quetzacoal, Isoku) renvoient aux chefs-d’œuvre Le Château dans le ciel, Le Voyage de Chihiro ou encore Princesse Mononoké par le biais du double personnage de Shin et son jumeau Shun.
Des références aisément identifiables mais qui ne phagocytent jamais le récit construit et développant les thématiques personnelles du réalisateur. Tous ses héros sont sensibles à l’appel d’un ailleurs indéterminé, les yeux toujours tournés vers le ciel ou l’horizon comme pour y déceler un signe émis par l’être aimé et pourquoi pas l’y rejoindre. Toujours attentifs à la désagrégation potentielle de la trame du réel qui pourrait les happer, les extirper enfin de ce quotidien déprimant de solitude. Et plus encore dans ce film-ci. Afin de tromper son vide affectif, Asuna a bricolé un récepteur radio grâce à un morceau de cristal retrouvé dans les affaires de son défunt père et par lequel, en se postant sur un des points les plus haut et isolé, elle entend comme une voix (Voice of a distant star ?), du moins une mélopée qui, telle le chant des sirènes à Ulysse, la transporte.CE qu’elle capte est en fait un chant d’appel de Shin, jeune garçon originaire d’Agartha et surgissant de nulle part. Leur brève rencontre sera si intense (sauvetge, fuite vertigineuse) et magique (elle en tombe amoureuse) que cela la décidera, à la mort du garçon, à suivre le professeur Morisaki dans son voyage vers Agartha. En effet, Morisaki apprend à Asuna les vertus singulières du monde merveilleux d’Agartha dont le Dieu est capable d’exaucer tous les vœux come celui de ressusciter les morts. Morisaki est obsédé par la recherche de ce monde car il espère faire revenir sa femme dont le décès l’a rendu inconsolable. Deux êtres aux cœurs perdus qui vont s’unir dans une quête similaire aidés et surveillés par Shun, aussi meurtri qu’Asuna par la disparition de son frère jumeau.
De multiples dangers vont pimenter leurs aventures aux accents épiques effrénés mais ce qui importe le plus, finalement, est l’évolution morale des personnages, dans ce seul film mais également en résonnance avec les autres œuvres de Shinkai. Jusqu’à La Tour au-delà des nuages, la distance et l’impossibilité de communiquer (ses sentiments, des paroles, son émoi, …) qu’il faut conjurer étaient les enjeux principaux. 5 cm par seconde traçait lui un sillon au romantisme exacerbé puisque la réunion des amoureux (déclarés, secrets) n’advenait pas. Voyage vers Agartha poursuit et mène plus avant cette forme de maturation puisque désormais il faut savoir accepter la mort, séparation ultime, comme élément naturel et prépondérant du cycle de la vie. Le destin de la créature kawai baptisée Mimi par Asuna fait ainsi office d’élément discursif particulièrement pertinent. En somme, pour les héros de Shinkai, il faut savoir se laisser et laisser aller pour ne pas perdre le fil de sa propre existence.
Loin d’être une étoile filante, Makoto Shinkaï confirme à chaque film qu’il est définitivement une étoile montante.
Nicolas Zugasti
Voyage vers Agartha est disponible en DVD et Blu-Ray depuis le 4 juillet 2012 – édité et distribué par Kazé
Bande-annonce :