Difficile d’être crédible quand on est une peluche de castor et qu’on a « le bras d’un quinqua dans le derrière » comme le souligne elle-même la marionnette par la voix de Walter Black, lors d’une présentation aux salariés de l’entreprise JerryCo. Difficile, pour un film, d’être légitime avec un scénario qui joue aussi explicitement sur un argument a priori grotesque, celui d’un père de famille dépressif qui trouve, via une peluche de castor attachée à son bras, une manière de dépasser son blocage psychologique et de recommencer à vivre. Rapidement dépassé par son alter ego, Walter ne s’exprime bientôt plus qu’à travers le castor (tout simplement appelé « the beaver », le castor en V.O.), au risque de disparaître totalement derrière l’animal de pacotille, et de voir le long-métrage s’écrouler sous le poids de la surenchère psychanalytique.
Et pourtant, Jodie Foster réussit son coup. Avec élégance, style et intelligence – en somme, avec une conjugaison de qualités qui lui ressemblent. Légèrement secouée par la planète cinéma après son rôle ambigu dans le très conservateur A vif de Neil Jordan, l’actrice-réalisatrice a insisté auprès du producteur Steve Golin pour avoir une chance de mettre en scène le scénario improbable de Kyle Killen, d’autant plus improbable qu’elle décidait en parallèle de proposer le rôle principal à Mel Gibson, son partenaire dans Maverick, quasi has been d’Hollywood et persona non grata pour les raisons que l’on connaît bien. Le réalisateur d’une Passion du Christ sanglante et idéologiquement discutée, projeté devant la caméra pour la seconde fois après Hors de contrôle après plusieurs années de disette, avec une peluche de rongeur collée à la main censée parler à sa place pour sublimer sa tendance dépressive ? Ce n’était pas gagné d’avance. Mais Steve Golin a l’habitude des projets risqués : il a permis à Spike Jonze et Michel Gondry de réaliser respectivement Dans la peau de John Malkovich et Eternal Sunshine of the Spotless Mind, deux créations folles extraites des cerveaux dérangés d’artistes incontrôlables. Heureusement qu’il existe encore quelques producteurs audacieux.
Le Complexe du castor n’a pas non plus la gouache des deux films cités, et sa mise en scène, proprette, reste assez consensuelle pour satisfaire le plus grand nombre. Mais Foster parvient à transcender complètement son sujet lorsqu’elle explore l’impact du comportement paternel sur les membres de sa famille, ce qui lui permet de dresser partout des miroirs sociaux pénétrants. Le meilleur exemple est celui du fils, Porter (incarné par Anton Yelchin, le Tchekhov de Star Trek version J.J. Abrams), adolescent rebelle dont l’unique but dans l’existence est précisément de ne pas ressembler à son père, de n’être pas le miroir de son comportement dépressif chronique. Dans l’antre qui lui sert de chambre, Porter étale une série de Post-it où sont indiqués tous les défauts qu’il estime avoir hérité de son géniteur, et qu’il lui faut apprendre à gommer. Cet ado hypra-complexé, qui use de son intelligence empathique pour rédiger les devoirs de ses camarades de classe contre rétribution financière, rejette complètement la nouvelle lubie du père, certainement parce que celle-ci lui ressemble encore terriblement : quand Walter parle par le biais d’une peluche, Porter s’exprime à travers les travaux de ses amis, plongeant pour cela dans leur personnalité comme on endosse un costume de scène. Le parcours du père et du fils sont suffisamment parallèles pour que Walter travaille à libérer son intériorité en l’extériorisant grâce au castor, quand Porter se projette dans l’esprit de la jolie Norah (Jennifer Lawrence, vue dans Winter’s Bone) pour la pousser à exprimer son talent artistique, et débloquer ainsi sa propre psyché.
Malgré tout, un tel récit risquerait vite de tourner en rond si la réalisatrice, qui incarne également la femme de Walter, ne jonglait efficacement avec les tonalités pour passer du comique de la parole (l’accent cockney prononcé du castor est un spectacle en soi) à la gravité de la situation psychologique de Walter. Lorsque Meredith, sa femme, tente de défaire le couple homme / marionnette, estimant que la thérapie est terminée, Walter replonge immédiatement dans un profond marasme, révélant l’ampleur d’un mal jusque là joyeusement dissimulé sous le vernis du divertissement. La peluche se gonfle dès lors d’une importance toute angoissante, et bientôt ne provoque plus vraiment le rire. Roublarde, Foster ose l’isolement du castor dans le cadre : passant dans une émission de télévision avec sa marionnette, Walter se voit relégué hors-champ au profit de l’animal, pris en gros plan, comme s’il s’animait d’une vie propre plus inquiétante qu’amusante. On peut regretter que, malgré un dénouement surprenant, la réalisatrice n’ose pas le grotesque jusqu’au-boutiste en détachant la marionnette du manipulateur pour lui injecter la vie, ce qui aurait été le paroxysme du dédoublement de personnalité. A défaut, la conclusion du Complexe du castor reste très séduisante et plutôt juste.
Eric Nuevo
Présenté au festival de Cannes en sélection officielle, hors-compétition
Sortie en salles le 25 mai 2011