Comment expliquer la sensation qui nous saisit à la vision de Na srebrnym globie (1977, Sur le globe d’argent), film polonais d’Andrzej Zulawski que Le Chat qui fume sort en Blu-ray ? L’émerveillement est sans doute le mot qui convient le mieux devant cette œuvre gigantesque, non seulement par sa longueur (2h45) mais aussi par son propos, les thèmes abordés, la beauté des costumes et des paysages, les prouesses de la mise en scène et la liberté de son auteur face aux difficultés multiples… y compris politiques imposées par la censure.
En écoutant, dans le supplément, Matthieu Rostac conter l’histoire du tournage, on se dit que cela mériterait un documentaire, dans le genre de Lost in La Mancha de Keith Fulton et Louis Pepe sur celui de L’Homme qui tua Don Quichotte de Terry Gilliam. Ce documentaire existe (Escape to the Silver Globe), réalisé par Kuba Mikurda, et il est également disponible chez ce futé de félin fumeur.
C’est chez son grand oncle Jerzy Zulawski, auteur au début du XXe siècle d’une Trilogie lunaire, qu’Andrzej va chercher son inspiration. Il est question d’une équipe humaine qui débarque sur la Lune, y rencontre des tribus sauvages et va réinventer tous les fléaux de nos civilisations terrestres : la violence et la guerre, la religion et ses excès.
Pour inventer l’univers extraterrestre dans lequel évoluent les cosmonautes — appelons-les par la désignation soviétique, puisque à l’époque du tournage du film, la Pologne est dans sa sphère d’influence —, Zulawski va chercher ses décors dans le désert de Gobi, dans les montagnes du Caucase, sur les rivages de la Baltique et dans une mine de sel polonaise. Son équipe crée également des costumes extravagants, tant pour les humains que pour la tribu lunaire, à mi-chemin entre des Amérindiens et des samouraïs. Curieusement, ces derniers font penser aux personnages du Kagemusha d’Akira Kurosawa, un film pourtant sorti trois ans plus tard.
Influences ou pas, on pense aussi à Shakespeare à l’écoute des dialogues et aux grands thèmes portés par Sur le globe d’argent. Nous sentons combien ce film, quoique certainement nourri par les grandes œuvres du passé, est nouveau dans sa conception et sa cosmogonie, puisque l’on assiste à la création d’un nouveau monde. On retrouve également dans les personnages la furie, l’hystérie — bien que Matthieu Rostac préfère, à ce sujet, parler de « fièvre » et d’« exaltation » — qui caractérisent le style Zulawski. D’autant plus que le cinéaste a mis beaucoup de lui, sans aucun doute, dans ce cosmonaute qui enregistre tout et déclare « Filmer, il n’y a que cela qui ait du sens pour moi ! »
Aux séquences épiques, telle celle, très impressionnante, des hommes empalés sur la plage, filmés à la grue, succèdent d’autres beaucoup plus théâtrales, en huis clos, où il est question d’acteurs. Ce monde recréé et décrit par Zulawski peut nous paraître parfois confus mais il est tellement beau, sauvage et puissant que l’on ne peut sortir indemne d’un tel film. Subjugué, certainement. Mais pas indemne !
Tourné en 1977, Sur le globe d’argent a donc connu des problèmes avec la censure. Le film est arrêté, alors que 80% de l’histoire est déjà en boîte, les décors et costumes enterrés et donc irrécupérables, et Zulawski est obligé de s’exiler en France, où il a déjà tourné en 1975 L’Important, c’est d’aimer. En 1987, le gouvernement polonais lui propose de revenir finir son film — c’est l’époque de la perestroïka. Pour combler les séquences manquantes, Zulawski préfère les raconter en voix-off sur des images du Varsovie moderne. Sur le globe d’argent sera présenté au festival de Cannes, à Un certain regard, en 1988. Où il fit forte impression ! Une impression qui ne se dément pas à cette nouvelle vision.
Jean-Charles Lemeunier
Sur le globe d’argent
Année : 1977-1988
Origine : Pologne
Titre original : Na srebrnym globie
Réal. et scén. : Andrzej Zulawski d’après Jerzy Zulawski
Photo : Andrzej J. Jaroszewicz
Musique : Andrzej Korzynski
Montage : Krzysztof Osiecki
Durée : 2h45
Avec Andrzej Seweryn, Krystina Janda, Jerzy Trela, Grazyna Dylag…
Sorti en Blu-ray par Le Chat qui fume le 11 avril 2025.
Le blog de la revue de cinéma Versus 