Si les premiers plans d’un film sont destinés à dévoiler la teneur de ce qui va suivre, alors celui de The Prowler (1951, Le Rôdeur) de Joseph Losey, qu’Elephant Films ressort en Blu-ray et DVD, signifie beaucoup. Une jeune femme est vue à travers une fenêtre, sortant de sa douche et entourée d’une serviette. Elle se sent observée et crie pour faire fuir le voyeur, ou plutôt le rôdeur du titre.
Qu’est-ce donc que Le Rôdeur, sinon une Amérique pauvre qui scrute par la fenêtre le rêve américain ? Rapidement, la femme épiée (Evelyn Keyes), qui est mariée à un animateur de radio et vit dans une belle maison, va faire la connaissance du flic venu à la rescousse (Van Heflin), un type qui a grandi dans les bas quartiers, rêvait d’une carrière glorieuse de basketteur qu’il n’a pu mener, faute d’argent, et qui s’est retrouvé policier à circuler dans les rues la nuit.

Ici, le monde est ainsi divisé : la femme aisée vit à l’intérieur, le flic est à l’extérieur et son apparition soudaine dans le cadre de la fenêtre l’assimile au rôdeur. Une fois l’histoire amoureuse et policière enclenchée, c’est dans les magnifiques extérieurs de la ville fantôme de Calico, en plein désert du Mojave, que le flic va entraîner la belle dame. C’est-à-dire dans un coin encore plus en marge de l’american dream.
Le scénario est signé par le seul Hugo Butler mais il est également l’œuvre de Dalton Trumbo. Tous deux, et Losey aussi, sont des hommes de gauche, ce qui est extrêmement mal vu dans l’Amérique maccarthyste de l’après-guerre. Pour avoir refusé de répondre s’il est ou pas communiste à la Commission des activités anti-américaines, la sinistre HUAC, Trumbo est envoyé en prison pendant onze mois en 1950. Il s’exilera ensuite au Mexique avec Hugo Butler et la femme de ce dernier, la scénariste Jean Rouverol, tous placés par les studios sur la liste noire qui empêche les supposés communistes de travailler. Losey, quant à lui, est convoqué par la Commission en 1952, alors qu’il tourne Un homme à détruire en Italie. Il ne rentrera pas aux États-Unis mais ira s’exiler en Grande-Bretagne, où il va mener une carrière florissante. On dit souvent que le scénario de The Prowler n’est dû qu’au talent de Trumbo, son ami Hugo Butler lui servant de prête-nom — ce que confirme dans le bonus le critique et enseignant Stephen Sarrazin. Mais, dans leur Cinquante ans de cinéma américain, Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon rendent à César — ou plutôt à Hugo — ce qui semble lui appartenir. Ils attribuent en effet la paternité du récit d’avantage à Butler qu’à Trumbo alors que, affirment-ils, c’est l’inverse qui se passe dans un autre scénario auquel tous deux ont collaboré : dans He Ran All the Way (1951, Menace dans la nuit) de John Berry, Trumbo aurait écrit l’essentiel de l’histoire, avec un coup de main de Butler et de Guy Endore.

Quoi qu’il en soit, le film noir est idéal pour passer des messages en contrebande. La réunion de Losey, Trumbo et Butler nous pousse à voir, bien évidemment, une critique sociétale propulsant en avant la différence de classes et aussi la méfiance que l’on peut avoir envers la police. Un thème qui sera au cœur, deux ans plus tard, du fabuleux Règlement de comptes de Fritz Lang.
L’intérêt du choix de Van Heflin pour incarner le flic est que l’acteur, à cette époque, n’est pas encore une vedette, même s’il commence à atteindre les premiers rôles. Il a tout à la fois joué des personnages sympathiques (comme Athos, dans la bondissante version des Trois mousquetaires de George Sidney) ou, la même année 1948, un rôle beaucoup plus ambivalent (Acte de violence de Fred Zinemann). Il est donc un héros dont la face sombre peut soudain surgir, loin du brave fermier pacifiste qu’il interprétera en 1953 dans L’Homme des vallées perdues de George Stevens. Il faut ainsi voir cette géniale séquence du Rôdeur dans laquelle Heflin rompt avec la femme qu’il est censé aimer. Il est allongé sur son lit, dans sa chambre minable. Losey le filme en surplomb, avec le lustre en haut à gauche de l’image. Un sourire s’affiche alors sur le visage de Heflin, qui balance une boulette de papier dans le lustre, rappelant-là le passé de basketteur-vedette de son personnage.

Face à lui, Evelyn Keyes — qui fut la sœur de Scarlett O’Hara/Vivien Leigh dans Autant en emporte le vent — incarne cette jeune femme un peu naïve désireuse d’avoir un enfant. Ironie du sort, l’actrice vient, en 1950, de se séparer du cinéaste John Huston qui déclara que le mariage avait pris fin parce que Keyes refusait de fonder une famille. Huston a d’ailleurs produit The Prowler avec Horizon Pictures, la compagnie qu’il a fondée avec Sam Spiegel.

En ce début d’années cinquante, le film noir a déjà une dizaine d’années derrière lui et les scénarios tendent à se simplifier — on est loin de la complexité du Grand Sommeil de Hawks, datant de 1946, et qui est toujours perçu aujourd’hui comme le point d’orgue du genre. Dans The Prowler, les personnages et les décors sont beaucoup moins nombreux et l’action se résume finalement à une love story au son d’une chanson de Guy Lombardo (pour la femme) et à un désir impulsif de ce que Stephen Sarrazin nomme « l’identité américaine » et qu’il résume ainsi : « Saisir l’opportunité ».
Jean-Charles Lemeunier
Le Rôdeur
Année : 1951
Titre original : The Prowler
Origine : États-Unis
Réal. : Joseph Losey
Scén. : Hugo Butler, Dalton Trumbo d’après Robert Thoeren et Hans Wilhelm
Photo : Arthur Miller
Musique : Lyn Murray
Montage : Paul Weatherwax
Durée : 90 min
Avec Van Heflin, Evelyn Keyes, John Maxwell, Katherine Warren
Sortie en combo DVD + Blu-ray et en DVD par Elephant Films le 25 mars 2025.
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