Home

C’est à chaque fois pareil. Il suffit qu’un éditeur propose de nouvelles versions restaurées de films que l’on croyait connaître par cœur pour que l’on prenne un plaisir tout à fait neuf à se replonger dans l’œuvre d’un auteur, à comparer les différents films et à en voir les points communs.

L’auteur en question est François Truffaut. L’incontournable, l’indémodable François Truffaut, que l’on redécouvre tous les deux ou trois ans. Ce qui est normal, il faut toujours penser aux jeunes générations et rafraîchir la mémoire des moins jeunes. Voici donc Carlotta qui nous engage à suivre la trajectoire de cinq héroïnes de Truffaut, celles de La Peau douce, des Deux Anglaises et le Continent, de La Femme d’à côté et de Vivement dimanche ! Elles se retrouvent toutes dans des versions restaurées, pour la première fois au sein d’un coffret Blu-ray coédité par MK2. Elles sont accompagnées par d’autres publications : le film mis en scène par Truffaut et Claude de Givray, Tire-au-flanc 1962, qui se situe dans un univers quasiment entièrement masculin puisque le sujet se déroule dans une caserne. C’est à peine si quelques femmes y sont admises. À tout cela s’ajoute également la nouvelle édition de Tirez sur le pianiste, lui aussi joliment restauré.

« Tire-au-flanc 1962 » : Christian de Tillière, Jacques Balutin et Ricet Barrier

À l’occasion d’une précédente édition de La peau douce, on avait déjà remarqué l’une des constantes de François Truffaut : filmer les jambes des femmes, que ce soit ici ou dans Vivement dimanche ! — également dans L’Homme qui aimait les femmes. À travers ses personnages, le cinéaste parle de ses passions (les femmes, le cinéma, la littérature), de ses amis et de sa propre vie. Beaucoup d’exemples se retrouvent dans Tire-au-flanc 1962, dont le générique précise que le film est signé Claude de Givray et coréalisé par François Truffaut. On retrouve là de nombreux fidèles de Truffaut : Bernadette Lafont, son héroïne des Mistons et d’Une belle fille comme moi, apparaît fugitivement (elle est l’obsession d’un des militaires). Un des gradés est joué par Serge Davri, qui est aussi dans Tirez sur le pianiste. On lit encore les noms de Marcel Berbert à la production, pour les Films du Carrosse — créés par Truffaut —, et Suzanne Schiffman comme script.

Dans Tire-au-flanc 1962, les copains sont encore inscrits dans le ciel avec cet avion qui passe et écrit « Les Cahiers du cinéma ». Enfin, la Nouvelle Vague est très présente dans cette séquence où Ricet Barrier, l’un des interprètes du film, entonne une de ses chansons alors qu’il monte la garde. On pense bien sûr à Boby Lapointe dans Tirez sur le pianiste — également, dans ce film, on entend à la radio une chanson de Félix Leclerc et Lucienne Vernay — mais aussi à Godard quand il faisait passer Jean Ferrat dans Vivre sa vie. Enfin, peut-on voir encore une allusion à Godard quand un des gradés engueule ses hommes : « Vous jouez aux petits soldats » ? Le film de Godard, Le Petit Soldat, a été tourné en 1960 mais n’a pu sortir, pour cause de censure, que trois ans après.

À noter encore que, dans la troupe de bidasses qui entoure le héros (Christian de Tillière) et son chauffeur (Ricet Barrier), on reconnaît les acteurs Jacques Balutin et Pierre Maguelon mais aussi les futurs cinéastes Serge Korber et Jean-François Adam et le dessinateur Cabu. Et même François Truffaut, qui apparaît quand Tillière est envoyé au trou.

Cette légèreté qui est au cœur de Tire-au-flanc 1962, on la retrouve, bien sûr, dans Vivement dimanche !, film noir qui ne se prend jamais au sérieux. Curieusement, elle apparaît jusque dans le drame. Ainsi, Tirez sur le pianiste, film dépressif adapté de David Goodis, comporte quelques parenthèses jouissives, à commencer par les deux chansons interprétées par Boby Lapointe mais aussi par le duo de gangsters, joués par Claude Mansard et Daniel Boulanger. Plusieurs gags émaillent le film. Mansard affirme qu’il porte un foulard en métal souple, ce que ne croit pas le jeune frère d’Aznavour (Richard Kanayan). « Que ma mère meure si ce n’est pas vrai ! » On voit aussitôt une vieille dame s’effondrer.

« Tirez sur le pianiste » : Marie Dubois et Charles Aznavour

Tous les dialogues de Tirez sur le pianiste tournent autour des femmes et de l’amour, une des préoccupations majeures de Truffaut. Dès l’ouverture du film, dans laquelle Albert Rémy est poursuivi et court, celui-ci est stoppé net par un poteau. Un homme vient l’aider à se relever, incarné par le cinéaste Alex Joffé, qui se met à parler à ce parfait inconnu des relations qu’il entretient avec sa femme. Dans la chanson déjà mentionnée, Félix Leclerc avoue à Lucienne Vernay : « Quand je te détesterai, je mettrai ma casquette ! » Mansard et Boulanger ne cessent, eux aussi, de parler des femmes.

Truffaut, qui s’enfermera bientôt dans un cinéma beaucoup plus classique, est ici très libre, très Nouvelle Vague. Il fait des apartés, des sous-entendus. Ainsi le nom de son héros joué par Aznavour, Édouard Saroyan (qu’il a changé en Charlie Koller quand il a voulu disparaître), vient de l’écrivain américain William Saroyan que le cinéaste admirait. Aznavour portera d’ailleurs le même patronyme dans Ararat d’Atom Egoyan, hommage évident au film de Truffaut.

« La Femme d’à côté » : Gérard Depardieu et Fanny Ardant

Le problème rencontré par Édouard Saroyan, un timide qui devient un pianiste célèbre et qui regrette « ma femme me méprise depuis que j’ai du succès », est-il autobiographique ? Et vient-il de Truffaut ou de son interprète, lui-même chanteur à succès ? Le film ouvre ainsi de multiples pistes qui le rendent plus intime, plus vivant et s’écartent de l’adaptation classique en français d’un roman américain.

Tout aussi sombre est La femme d’à côté dont la question amoureuse se résume en une phrase exprimée par Véronique Silver : « Ni avec toi ni sans toi. » Dans ce film, la passion est douloureuse. Dans La Peau douce, l’adultère était mesquin. Il est ici tragique. À un point tel que Fanny Ardant s’évanouit sous l’effet d’un baiser. Grâce à Truffaut, dont elle va partager la vie, l’actrice trouve un de ses premiers grands rôles au cinéma. Un rôle qu’elle va transcender et qui va lui permettre de monter tout en haut du podium.

Ce sont bien sûr ces mêmes rapports d’un garçon aux femmes qui sont au centre des Deux Anglaises et le Continent. Avec ce film, Truffaut revient à un auteur qu’il affectionne particulièrement, Henri-Pierre Roché, dont il a précédemment adapté Jules et Jim. Si, dans celui-ci, Jeanne Moreau se partageait l’amour de deux hommes (Henri Serre et Oskar Werner), dans Les Deux Anglaises, c’est Jean-Pierre Léaud qui est au centre du triangle amoureux dont les deux autres côtés sont Kika Markham et Stacey Tendeter.

« Les Deux Anglaises et le continent » : Stacy Tendeter, Jean-Pierre Léaud et Kika Markham

Là encore, l’amour occupe beaucoup de conversations. Lorsque Léaud parle d’amour physique, Stacey Tendeter lui rétorque : « Pourquoi physique ? Il n’y en a qu’un : le vrai ! » On sait que, par la suite, Truffaut déclara que Les Deux Anglaises n’était pas un film sur l’amour physique « mais un film physique sur l’amour ». Lui-même déprimé par sa séparation avec Catherine Deneuve, ce récit fit office de catharsis.

Les œuvres semblent ainsi entretenir des liens directs, dont on ne s’était pas forcément rendu compte à la première vision. Dans Vivement dimanche !, Fanny Ardant est dans la journée la secrétaire d’un agent immobilier (Jean-Louis Trintignant). Le soir, elle joue au théâtre. Elle répète Le roi s’amuse de Victor Hugo, une pièce qui ne recueillit pas beaucoup de succès du vivant de son auteur et dont on précise, sur wikipedia, que le rôle principal présente « les deux aspects du drame romantique, le grotesque et le sublime ». Dans Vivement dimanche !, deux genres cinématographiques différents sont également mis à l’épreuve : le film noir et la comédie. Et, là encore, Truffaut se cite. Si le théâtre (amateur ici) n’est qu’un lointain reflet du Dernier métro, le personnage de détective privé peut faire penser à Antoine Doinel, alter ego de Truffaut dans plusieurs de ses films, qui exerce ce métier dans Baisers volés. Quand aux pieds des enfants qui concluent le film, ils font écho aux petits interprètes de L’Argent de poche.

« Vivement dimanche ! » : Fanny Ardant

Les citations correspondent aussi à d’autres cinéastes. Ainsi, l’avocat joué par Philippe Laudenbach déclare-t-il que « la vie n’est pas un roman », négation directe du titre d’un film d’Alain Resnais. Un film dont, d’ailleurs, Fanny Ardant vient d’achever le tournage, juste avant le démarrage de Vivement dimanche ! Quant à la séquence dans laquelle elle part enquêter à Nice, l’actrice est filmée au volant de sa voiture, avec les essuie-glace en fonction. Une image qui semble tout droit sortir d’un film noir américain, style Dead Reckoning (1947, En marge de l’enquête) de John Cromwell, avec Humphrey Bogart et Lizabeth Scott. Il existe une autre citation de Bogart, avec Fanny Ardant qui se gratte l’oreille lorsqu’elle réfléchit, le genre de manie qu’avait bien ce dur à cuire de Bogey dans ses films.

Quelques similitudes : Jean-Louis Trintignant et Fanny Ardant dans « Vivement dimanche ! » ; Humphrey Bogart et Lizabeth Scott dans « En marge de l’enquête »

En véritable auteur maniant l’humour cinéphilique, il est certain que Truffaut ne veut plus que son interprète soit seulement la femme d’à côté. Pas plus qu’il ne désire la laisser en marge de l’enquête. Bien au contraire, le personnage de Fanny Ardant dans Vivement dimanche ! prend les choses en mains et impose l’immobilisme à son partenaire, Jean-Louis Trintignant. Lui doit se terrer dans son agence pendant qu’elle brave tous les dangers. Cette façon d’endosser le rôle de détective permettra à Fanny Ardant, dans l’histoire, de mieux avouer à son patron l’amour qu’elle ressent pour lui.

Autre plaisanterie très truffaldienne : il est mentionné dans le dialogue — n’oublions pas que Trintignant travaille dans l’immobilier — un restaurant vietnamien du nom de Thi Loan Nguyen. Un nom qui est celui de la maquilleuse du film. Bien que beaucoup plus classique que Tirez sur le pianiste, Vivement dimanche ! comporte un autre clin d’œil. Comme dans tout finale d’un récit policier, un personnage explique ce qui s’est passé. C’est ici Fanny Ardant qui s’en charge et qui donne son témoignage directement aux spectateurs, face caméra.

« La Peau douce » : Françoise Dorléac

Comme tous les grands auteurs, Truffaut raconte souvent autre chose qu’une histoire au premier degré. Dans notre précédent article sur La Peau douce, on avait mentionné la lecture de Nicolas Saada : le récit d’un adultère, celui de Jean Desailly et de Françoise Dorléac, reflétait les deux tendances du cinéma français de cette époque : Desailly incarnait le classicisme de la Qualité française, Dorléac la modernité de la Nouvelle Vague. Comme tout véritable auteur, il traduit ses pensées, ses sentiments, ses états d’âme à travers ses personnages.

Dans une interview qu’il avait donnée à Télérama, et que l’on peut voir sur YouTube, le monteur Yann Dedet, fidèle collaborateur du cinéaste, explique que les films de Truffaut vieillissent bien parce qu’ils avaient, dès leur sortie, « une petite couche de poussière », des liens avec le passé. Il loue, dans Les Deux Anglaises, les « dérapages et les erreurs » de Jean-Pierre Léaud qui rendent la scène « plus vivante, moins carrée ». Le jeu de l’acteur est en effet l’antithèse des règles classiques et ses hésitations, totalement naturelles, modernisent une action qui se déroule au début du XXe siècle.

Les films contenus dans le coffret 5 héroïnes mais aussi Tirez sur le pianiste et même Tire-au-flanc 1962 peuvent être considérés comme les manifestes d’un nouveau cinéma, des déclarations d’amour : à une actrice, un écrivain (comme Cocteau et Gide dans La Peau douce, Saroyan dans Tirez sur le pianiste, Roché dans Les Deux Anglaises) ou un style de cinéma (le film noir dans Vivement dimanche !). Comme si une signature était apposée sur chacun d’eux, parfois visible, quelquefois moins, mais que l’on saura détecter à chaque fois.

Jean-Charles Lemeunier

Coffret « 5 héroïnes de François Truffaut » (4 films). Nouvelle restauration sortie en Blu-ray par Carlotta/MK2 le 15 octobre 2024.

« Tirez sur le pianiste » de François Truffaut. Nouvelle restauration sortie en Blu-ray par Carlotta/MK2 le 15 octobre 2024.

« Tire-au-flanc 1962 » de Claude de Givray et François Truffaut. Nouvelle restauration sortie en Blu-ray par Carlotta/MK2 le 15 octobre 2024.

Laisser un commentaire