Dans l’un des suppléments du génial coffret DVD/Blu-ray qu’Elephant Films consacre au cinéaste oublié Mitchell Leisen, « un des grands sous-estimés de Hollywood », dixit Jean-Pierre Dionnet, l’universitaire érudit Nachiketas Wignesan pose la question : « Mitchell Leisen est-il un auteur ? »
D’abord décorateur et costumier sur beaucoup de grands films de Cecil B. DeMille — d’ailleurs le coffret comprend le dément Signe de la croix (1932), aux décors gigantesques et aux supplices raffinés —, Mitchell Leisen devient dans les années trente un des grands réalisateurs de la Paramount, signant des sujets très diversifiés, ce dont on peut se rendre compte avec la liste que nous propose Elephant : Death Takes a Holiday (1934, La Mort prend des vacances), Murder at the Vanities (1934, Rythmes d’amour), Hands Across the Table (1935, Jeux de mains), Easy Living (1937, La Vie facile), Remember the Night (1940, L’Aventure d’une nuit), Arise, My Love (1940, Éveille-toi mon amour), Frenchman’s Creek (1944, L’Aventure vient de la mer), To Each His Own (1946, À chacun son destin) et Golden Earrings (1948, Les Anneaux d’or).

Pour revenir rapidement sur Le Signe de la croix, dont Leisen signe les décors et costumes, on ne peut que rester stupéfait par la démesure et les audaces. On y voit Claudette Colbert en Poppée, nue dans un bain de lait d’ânesse. On retient encore la danse languide et très sexuelle d’une Romaine (Vivian Tobin) pour séduire une esclave et son déshabillage pour rejoindre Poppée dans sa piscine lactée. Et que dire des jeux du cirque au cours desquels des chrétiennes amplement dénudées se font dévorer par des crocodiles et tourmenter par des gorilles ? Question imagination, on n’est pas loin du deuxième volet de Gladiator qui faisait évoluer des requins dans les arènes transformées en aquarium.
Le coffret d’Elephant est sous-titré Portrait d’un esthète et Leisen, c’est une évidence, en est un. Mais pas que. Au fur et à mesure que l’on visionne ses films, un sujet commun apparaît : beaucoup de personnages sont doubles ou ne correspondent pas à la première idée que l’on se fait d’eux. Ainsi, dans La Mort prend des vacances, la Camarde utilise-t-elle les atours d’un prince. Dans Jeux de mains, celui que l’on croit riche ne l’est pas tant que ça et dans Easy Living, une fille pauvre passe aux yeux des grands couturiers et des patrons de palace pour quelqu’un qui a les moyens de s’offrir ce qu’elle veut, via son richissime (et supposé) amant. Dans Éveille-toi mon amour, Claudette Colbert n’est pas du tout ce qu’elle prétend être au début du film. Dans L’Aventure vient de la mer, c’est une femme du monde qui va se transformer en pirate et, dans Les Anneaux d’or, un espion anglais qui devient un gitan. Cette confusion, y compris des genres, peut-elle s’expliquer par le fait que Leisen était notoirement homosexuel ? Quoi qu’il en soit, c’est donc bien à l’œuvre d’un auteur que l’on est confronté, un auteur capable de glisser des allusions à sa propre personnalité.

Dans Les Anneaux d’or, le cinéaste joue clairement avec cela. Le film démarre dans un club anglais dont l’un des membres, un général à la retraite (Ray Milland), reçoit un message. Il se lève et passe devant un groupe qui discute. Quelqu’un remarque : « Il a les oreilles percées ? » L’homme suit Milland qui arrive à la réception. Il a besoin de prendre un avion et le concierge lui a trouvé un vol. Milland fait mine de vouloir l’embrasser mais se ravise en voyant qu’il est suivi… et observé.

De la même manière, les films de Leisen n’entrent pas dans des cases précises. Une comédie peut comporter un passage mélodramatique (Jeux de mains) ou déraper dans le slapstick (La Vie facile), un film de pirate prendre soudain un détour et se mettre à ressembler à un thriller. Il s’agit bien entendu du très jouissif L’Aventure vient de la mer dans lequel Joan Fontaine, que l’on a connue beaucoup plus mièvre, incarne une flamboyante femme moderne du XVIe siècle, qui n’a pas peur de quitter la vie ennuyeuse que lui inflige son mari à Londres pour gagner la campagne et trouver l’aventure. Dans le film, après un combat entre gentilshommes anglais et pirates français, un des premiers, incarnés par Basil Rathbone, est blessé au pied d’un escalier. Joan Fontaine veut le secourir mais Rathbone n’a qu’une idée en tête, la violer. La caméra filme d’une manière magistrale, en plongée, l’attaque rampante du blessé dans les escaliers.
Dans son blog, Bertrand Tavernier disait tout le bien qu’il pensait de ce film et on ne peut qu’être d’accord avec lui. « Ruez vous sur Frenchman’s Creek de Mitchell Leisen, qui trouvait le scénario horrible. Ce qui n’est pas juste car cette romance entre une aristocrate frustrée, délaissée par son mari, et un pirate qui lit Ronsard ressemble à une transposition rêvée de Brève rencontre au XVIIème siècle. Leisen, qui conçut les costumes et notamment les extraordinaires robes de Joan Fontaine, crée une somptueuse féerie visuelle, jouant sur les ombres et la lumière, le bleu et le doré, avec un raffinement minnellien. Mais il soigne certaines séquences d’action comme cette attaque nocturne d’un galion. Arturo de Cordova, la star mexicaine de tant de films de Roberto Gavaldon, est censé jouer un Français. Tout le monde glisse d’ailleurs quelques mots en français ou les chante avec une variété d’accents assez cocasses. Basil Rathbone, dans un personnage odieux (il veut tout le temps violer Joan Fontaine), connaît une fin terrible et croise Nigel Bruce, le Watson des Sherlock Holmes. »
Outre cette histoire plaisante, le jeu de Joan Fontaine, très moderne, donne à L’Aventure vient de la mer un subtil parfum. Il faut la voir, une fois arrivée à la campagne dans un manoir poussiéreux et abandonné, se jeter sur un lit en balançant ses chaussures d’un coup de pied. Il faut également l’entendre débiter au pirate de son cœur (Arturo de Cordova, donc) des sous-entendus sexuels qui, visiblement, sont passés inaperçus et n’ont pas atteint les oreilles aguerries du Code Hays. Ajoutons, parmi les curiosités de ce film, la musique signée Victor Young et qui ressemble, comme deux gouttes de rhum — puisqu’on est chez les pirates —, à celle d’Autant en emporte le vent, pourtant due à Max Steiner.

Mais revenons aux sous-entendus. La liberté de ton est assez habituelle chez Leisen. Pensons au flic égrillard qu’interprète Victor McLaglen dans cette petite merveille Pré-Code qu’est Murder at the Vanities, au titre français tellement passe-partout (mais à quoi pensaient donc les traducteurs ?). Un meurtre a été commis dans le théâtre qui passe un spectacle d’Earl Carroll, lequel était connu pour les petites tenues avec lesquelles il « habillait » ses danseuses. Pour mieux les voir, tout au long du film, McLaglen se tord le cou en tous sens et roule des yeux, un petit sourire en coin. Il y a encore dans ce film un numéro musical chanté par Gertrude Michael, Sweet Marijuana, qui célèbre la fameuse herbe. Dans les cactus qui entourent la chanteuse, les fleurs sont matérialisées par des showgirls qui cachent de leurs mains leurs seins nus. Parmi les autres moments musicaux mémorables, citons encore Ebony Rhapsody avec l’orchestre de Duke Ellington. Enfin, on se souvient du gimmick avec lequel la danseuse incarnée par Toby Wing ne cesse de harceler le manager (Jack Oakie) : « Oh, Mr. Ellery… » À chaque fois, Oakie l’envoie balader et la jolie Toby pousse un petit cri dont a dû s’inspirer, des années plus tard, Marilyn Monroe.
La liberté n’est d’ailleurs pas que dans le ton mais également dans la façon de travailler. Pour Jeux de mains, Frédéric Mercier, le critique de Positif, raconte que Leisen improvise sur le plateau la séquence dans laquelle Fred MacMurray et Carole Lombard téléphonent, soi-disant des Bermudes alors qu’ils sont à New York, à la fiancée de MacMurray, dignement interprétée par Astrid Allwyn. Lombard et MacMurray prennent un fou rire que Leisen, qui continue d’enregistrer, va garder au montage. Ce qui fait expliquer par certains de ses exégètes la colère que suscitait le cinéaste chez les scénaristes. Parce qu’il ne respectait pas leurs sacro-saints dialogues. Preston Sturges le détestait — et c’est à cause de cela, dit-on, qu’il passa lui-même à la mise en scène — et Billy Wilder le traitait de « tante stupide ». Quant à Abraham Polonsky, crédité au générique des Anneaux d’or, il déclara par la suite : « Il n’y a pas un seul mot ou une seule scène de moi dedans… » (rapporté par William Pechter dans Film Quarterly).

Ce n’est pas un hasard si l’on dit aujourd’hui que Mitchell Leisen savait diriger les actrices et leur donner une part importante dans ses films. Pensons à Carole Lombard dans Jeux de mains, ou à Jean Arthur dans La Vie facile. Marlene Dietrich surjoue un peu la gitane dans Les Anneaux d’or mais elle a eu le courage d’abandonner tout le glamour de ses précédents rôles pour se vêtir de défroques et se décoiffer. Elle n’en reste pas moins séduisante et aura tôt fait de conquérir Ray Milland.

La comédie irrigue la plupart des films de Mitchell Leisen, même si l’intrigue principale est tout autre. On remarque dans chacun des sujets qu’il filme une envie de ne pas trop se prendre au sérieux, y compris dans une thématique qui pourrait apparaître sérieuse. Dans La Mort prend des vacances, après un début qui appelle le fantastique (une ombre mystérieuse suit une voiture), le ton tourne assez vite à ce que l’on a appelé « la comédie sophistiquée ». Un groupe d’aristocrates voit arriver dans l’immense villa italienne où il loge un prince étranger qui n’est autre que la Mort. Outre les dialogues humoristiques que s’échangent les divers personnages, on notera soudain, vu par des articles de journaux, le nombre de drames (incendies, naufrages, accidents) n’ayant fait aucune victime. La Mort est vraiment partie en goguette !

Bien que jouissant d’une excellente réputation, parce que son scénario est signé par Preston Sturges, La Vie facile semble une fois de plus hésiter entre plusieurs styles. Sur une trame proche de celles que mettait en images Frank Capra à propos de l’antagonisme riches/pauvres — d’autant que Jean Arthur et Edward Arnold ont aussi travaillé avec Capra —, le film souffre de beaucoup de bavardages et peut-être de la présence d’un tout jeune Ray Milland, moins à l’aise ici qu’il ne le sera plus tard dans Éveille-toi mon amour et Les Anneaux d’or. Il faut bien avouer que l’acteur a du mal à endiguer la pétulance, l’exubérance et la qualité de jeu de sa partenaire Jean Arthur. Et quand ce qui ressemble à une screwball comedy se transforme en séquence digne d’un Laurel et Hardy, où les plats qui volent remplacent les tartes à la crème mais où les chutes sont équivalentes, on se dit que c’est un peu trop. Tavernier et Coursodon eux-mêmes, dans Cinquante ans de cinéma américain, écrivaient : « La scène est d’ailleurs trop gratuite, trop extravagante pour être vraiment réussie. Seul son excès la rend mémorable. »
Ce qui était marrant dans un Leo McCarey de la fin du muet l’est sans doute un peu moins ici, surtout devant la caméra raffinée de Mitchell Leisen. Comme quoi ce déchaînement qui, dans le film, fait subir à la salle de restaurant et à ses convives un ouragan de bousculades et de plats renversés sur la tête montre une fois de plus que le père Mitch n’a peur de rien et surtout pas des ruptures de ton.

Tourné trois ans après La Vie facile, Éveille-toi, mon amour est complètement différent. Avec un titre tiré du Cantique des cantiques, le film démarre dans une prison franquiste à la fin de la guerre d’Espagne, où doit être fusillé le brigadiste incarné par Ray Milland. Depuis La Vie facile, l’acteur a mûri et met à profit le cynisme de son personnage. Lequel est sauvé in extremis par une journaliste américaine (Claudette Colbert, dont c’était le rôle préféré) qui prétend être sa femme et qui ne recherche que le scoop. Quand le couple en fuite parvient à Paris, Ray Milland n’a qu’une idée, que Mitchell Leisen nous fait aisément comprendre : coucher avec la jeune femme. Ainsi, dans le supplément, Nachiketas Wignesan souligne-t-il un détail essentiel. La rencontre se déroule dans la chambre d’hôtel de Milland et la caméra de Leisen capte, en profondeur de champ, la présence du lit, visible dans une autre pièce. Lorsque Milland comprend que Colbert n’est pas venue pour la bagatelle, malgré un dialogue nourri de double-sens, mais pour une interview, le cadrage change et le lit disparaît. Les images accompagnaient jusqu’à présent les pensées de Ray Milland et, quand ce dernier a compris la situation, elles se rangent du côté de Claudette Colbert. Cette intelligence du regard, Mitchell Leisen en fit preuve tout au long de sa riche carrière.

En matière de sexualité, et malgré les injonctions du code de censure, Leisen n’y va pas par quatre chemins. Une fois qu’ils se sont avoué leur amour, Milland et Colbert passent trois jours ensemble à Compiègne, loin des bruits de la guerre qui approche. Trois jours au cours desquels, Leisen ne nous laisse aucun doute, ils vont faire l’amour. De même, dans Jeux de mains, Carole Lombard héberge chez elle Fred MacMurray. Certes, ils ne dorment pas ensemble mais visiblement aucun des deux ne se soucie des commérages qu’une telle cohabitation peut engendrer. Dans L’Aventure d’une nuit, Barbara Stanwyck et Fred MacMurray, parce que la première a des soucis avec la justice américaine, passent au Canada et se retrouvent… aux chutes du Niagara, projetées en transparence derrière le couple. Très amoureux, MacMurray qui, précisons-le, est assistant du District Attorney, demande à Stanwyck de l’épouser. Ensuite, lui dit-il, nous passerons notre nuit de noces aux chutes du Niagara. Ce à quoi Barbara Stanwyck répond, imperturbable : « Mais nous y sommes déjà ! » Autant dire que le couple va jouir d’une nuit de noces avant de passer devant monsieur le maire.
Mais revenons à Éveille-toi. Claudette Colbert se déclare « career woman » et ne jure que par ses exploits journalistiques. Quant à Ray Milland, il est profondément anti-fasciste et anti-nazi et n’a qu’une envie, reprendre le combat. Sorti le 16 octobre 1940 à New York, le film suit de très près l’actualité : la fin officielle de la guerre d’Espagne, le 1er avril 1939 ; l’invasion de la Pologne par les troupes nazies, le 1er septembre 1939 ; le naufrage de l’Athenia, coulé par un sous-marin allemand, le 3 septembre 1939 ; l’armistice de Compiègne, signé le 22 juin 1940… Appel à l’entrée en guerre des États-Unis — qui ne se fera que le 8 décembre 1941, après l’attaque japonaise de Pearl Harbor —, Éveille-toi mon amour montre également que les héros ont le droit de tomber amoureux.

La liberté de ton de Mitchell Leisen est encore à l’œuvre dans À chacun son destin, tiré d’un scénario de Charles Brackett, l’habituel complice de Billy Wilder (tous deux ont écrit plusieurs scénarios pour Leisen). Olivia De Havilland est subjuguée par un pilote, arrivé inopinément dans sa petite ville de l’état de New York, pendant la Première Guerre mondiale. Après une scène de séduction, on revoit Olivia dans l’exercice de ses fonctions, au comptoir du drugstore que tient son père. Là sont assises deux habituées, une femme qui n’arrête pas d’avoir des enfants et une amie d’Olivia. Toutes deux sont enceintes et commandent un verre de lait. « Tu n’en prends pas ? », demandent-elles et Olivia répond qu’elle n’aime pas le lait. Puis, sitôt les deux femmes parties, elle s’en sert un grand verre. La séquence suivante nous apprend qu’elle attend un enfant de son pilote. Sans problème, Leisen transgresse le Code Hays et parle régulièrement de femmes qui ont couché sans être mariées.
On cite souvent le cinéaste comme un grand directeur d’actrices. C’est vrai que dans les neuf films de Leisen contenus dans le coffret, Claudette Colbert, Jean Arthur, Carole Lombard, Barbara Stanwyck , Marlene Dietrich, Joan Fontaine et Olivia De Havilland sont formidables. Avec une mention spéciale pour les deux sœurs dans la vie, Olivia De Havilland et Joan Fontaine, qui ont souvent tenu des rôles de personnages fades dans leurs films et composent ici des femmes fortes. Et c’est d’ailleurs De Havilland qui exigea, dit-on, d’être dirigée par Leisen dans À chacun son destin.
Pour conclure, disons tout simplement que neuf films ne suffisent pas, tant on a envie de découvrir le reste de l’œuvre de Mitchell Leisen, un cinéaste qu’il est temps de hisser au niveau des plus grands.
Jean-Charles Lemeunier
Mitchell Leisen, Portrait d’un esthète : coffret de 10 films en DVD/Blu-rays sortis par Elephant Films le 9 décembre 2025.