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Avec la sortie chez Carlotta d’un coffret (Volume 3) contenant cinq films et deux courts-métrages de Rainer Werner Fassbinder, auxquels s’ajoute La Tendresse des loups d’Ulli Lommel, que Fassbinder a produit, il est grand temps de reparler d’un des maîtres du renouveau du cinéma allemand des années soixante-dix. Et le fait qu’il aurait eu 80 ans en 2025 est une excellente occasion.

Au fil des films et des témoignages contenus dans les bonus, se dessine une figure hors-normes. Celle d’un artiste qui veut dire beaucoup et semble savoir qu’il ne dispose pas de beaucoup de temps — Fassbinder s’éteint en 1982, à 37 ans. D’où cette volonté de tourner vite et de, toujours, bousculer les règles. Une filmographie qu’il est urgent de redécouvrir.

Six films donc, cinq dans le coffret (Les Dieux de la peste, Le Soldat américain, Maman Küsters s’en va au ciel, Le Rôti de Satan et Lili Marleen) et La Tendresse des loups, et non des moindres ! Plus deux courts-métrages : Der Stadtstreicher (1966, Le Clochard) et Das kleine Chaos (1966, Le Petit Chaos).

Commençons par Die Zärtlichkeit der Wölfe (1973, La Tendresse des loups), que le cinéaste produit et dans lequel il apparaît dans un petit rôle. Lorsque Rainer Werner Fassbinder demande à Ulli Lommel, qui a été son acteur, de mettre en scène La Tendresse des loups, ce dernier n’a dirigé alors que deux longs-métrages, Haytabo (1971) et Tödlicher Poker (1972). Sans doute — c’est ce que sous-entend Lommel dans un supplément —, Fassbinder veut-il freiner quelque peu Kurt Raab. Lui aussi membre familier de la troupe de Fassbinder, Raab est acteur, il participe aux décors, est assistant-réalisateur et vient de signer le scénario de cette Tendresse des loups, histoire d’un tueur en série allemand des années 1920. Son récit est surprenant, qui montre la fragilité du personnage et sa solitude, dans la droite filiation de M le maudit de Fritz Lang, inspiré d’un autre serial killer.

Raab voulait réaliser le film mais Fassbinder a donc choisi Ulli Lommel, qui va très bien se tirer de cette aventure. Ce dernier va parsemer son film de références au cinéma expressionniste allemand, du ballon que Kurt Raab tend à un enfant (M le maudit) au crâne rasé de l’acteur, semblable à celui de Nosferatu dans la version de Murnau. Coups de chapeau présents dès le générique, avec cette ombre sur un mur que l’on voit avancer sur une musique de Bach.

Ingrid Caven et Kurt Raab dans « La Tendresse des loups »

La Tendresse des loups est un film mélancolique prenant pour sujet un être certes peu recommandable (voleur, escroc et tueur), qui devient ici un personnage très solitaire et émouvant. Il reste malgré tout très proche du réel Fritz Haarmann qui l’a inspiré. Surnommé « Le Vampire de Hanovre » — comme il existait « Le Vampire de Düsseldorf », Peter Kurten, dont Fritz Lang et Robert Hossein ont adapté la vie au cinéma —, Haarmann est un voleur et escroc qui deviendra informateur de police, ce qui facilitera ses meurtres, au moins 24 commis entre 1918 et 1924 sur de jeunes fugueurs qu’il traîne dans son lit puis exécute.

Et puisque le film est produit et interprété par Fassbinder lui-même et sa troupe (Kurt Raab, Margit Carstensen, Ingrid Caven, Brigitte Mira, El Hedi Ben Salem, Rainer Will, etc.), on reconnaît là les sujets de prédilection du grand cinéaste allemand : l’homosexualité masculine, les mauvais garçons, les cabarets et cette Allemagne dont va naître le nazisme. Il est aussi question d’un être isolé dans son propre milieu et, en cela, Kurt Raab est proche du personnage — certes beaucoup plus flamboyant — qu’il incarne pour Fassbinder dans le fascinant Satansbraten (1976, Le Rôti de Satan).

Margit Carstensen et Kurt Raab dans « Le Rôti de Satan »

Fascinant est certainement l’adjectif qui convient le mieux, tant pour La Tendresse des loups que pour Le Rôti de Satan, témoins d’un cinéma comme on en fait de moins en moins de nos jours, abordant sans tabou des sujets importants pour Fassbinder, lequel joue à fond le jeu des ambiguïtés. On sait le cinéaste homosexuel ? Il s’amuse à jouer, dans La Tendresse des loups, un malfrat qui déclare : « Je n’aime que les femmes » quand le personnage de Kurt Raab lui fait des avances.

Rainer Werner Fassbinder dans « La Tendresse des loups »

De même, dans Le Rôti de Satan, Kurt Raab — dont tout le monde connaît à l’époque le goût pour les hommes — joue un poète connu qui, à court d’inspiration, se prend soudain pour Stefan George, un poète allemand hostile au nazisme dont on dit dans le film que « c’est quasiment lui qui a inventé le mot pédé ». Donc, pour mieux ressembler à son idole, Raab — que l’on a montré auparavant allant de conquêtes féminines en conquêtes féminines, parfois sous les yeux de son épouse — va tenter l’aventure de l’homosexualité sans y parvenir. À noter d’ailleurs une curiosité dans ce film : Stefan George a traduit L’Albatros de Baudelaire et ce sont ces vers que l’on entend dans le film — au moins dans les sous-titres de traduction. Comme si toute œuvre d’art n’était que la copie d’une autre et l’on glisse ici du poète incarné par Raab à George puis à Baudelaire.

Brigitte Mira dans « Maman Küsters s’en va au ciel »

Dans le rôle de la mère de Kurt Raab, Brigitte Mira compose un de ces personnages émouvants dont elle a le secret. On la retrouve en Maman Küsters dans Mutter Küsters’ Fahrt zum Himmel (1975, Maman Küsters s’en va au ciel), un film dans lequel elle est une fois de plus excellente.

Curieusement, le film démarre sur une discussion entre une mère (Brigitte Mira, donc), sa belle-fille (Irm Hermann) et son fils (Armin Meier) où il est question de nourriture et qui paraît aujourd’hui totalement d’actualité. La belle-fille est vegan et veut que la famille abandonne la viande, ce qui crée pas mal de remous.

Ce qui fait la force des sujets traités par Fassbinder est qu’on ne devine jamais vraiment où ils vont nous conduire. Maman Küsters, par exemple, qui vit entourée d’un fils effacé et d’une belle-fille prenant toute la place, va se trouver confrontée à un drame. Sa fille (Ingrid Caven), chanteuse dans un bastringue, rapplique et l’on va vite comprendre que les deux enfants ne sont pas très attentifs au sort de leur maman. Va-t-on se retrouver face à un beau mélo à la Douglas Sirk, dont on sait que Fassbinder adorait la filmographie ?

Karlheinz Böhm, Brigitte Mira et Margit Carstensen dans « Maman Küsters s’en va au ciel »

Non car Maman Küsters, outrée par le traitement journalistique fait sur l’affaire qui la concerne, va se rapprocher d’un représentant de la presse communiste (Karlheinz Böhm). Puis écouter les arguments politiques d’un groupuscule anarchiste. Se retrouve-t-on alors dans un film politique ? Cela en a tout l’air d’autant plus que deux fins sont disponibles sur le Blu-ray. Une « gentille », dans laquelle tout s’arrange. Une autre beaucoup plus gonflée, non seulement pour l’issue qu’elle propose mais également pour la forme qu’elle prend et qui, là, est franchement politique. Pourtant, pourrait-on soupirer, pourtant, dans un supplément, Renate Leiffer, l’assistante du réalisateur, explique que Fassbinder ne se préoccupait pas de politique. Ce qui semble en revanche le passionner est de toujours mettre le spectateur au défi : défi de le suivre dans ses débordements, défi d’apprécier tous les virages que peut prendre une histoire, défi de n’avoir aucun tabou.

« Les Dieux de la peste »

Remontons un peu dans le temps. Götter der Pest (1970, Les Dieux de la peste) et Der amerikanische Soldat (1970, Le Soldat américain), tous les deux tournés en noir et blanc, mettent en scène des gangsters. La troupe de Fassbinder — qui apparaît lui-même dans les deux films — commence à se constituer. On reconnaît dans le premier Hanna Schygulla, la future réalisatrice Margarethe von Trotta, Harry Baer, Günther Kaufmann, Ingrid Caven, Katrin Schaake, Irm Hermann, Kurt Raab et Lilo Pempeit (qui est la mère du cinéaste). Dans le second : Margarethe von Trotta, Karl Scheydt, Hark Bohm, Ingrid Caven, Kurt Raab, Marquard Bohm, Katrin Schaake, Ulli Lommel et Irm Hermann. Autant de noms que l’on va retrouver tout au long de la carrière de Fassbinder. On sent déjà se profiler ici plusieurs sujets chers à leur auteur. Ainsi, dans Les Dieux de la peste, le héros sort de prison et ne semble plus trouver goût à rien. N’oublions pas que c’est à la même époque que naît le mouvement punk et son nihilisme.

Karl Scheydt dans « Le Soldat américain »

Ce cinéma des débuts de Fassbinder semble tirer ses origines de la Nouvelle Vague française, proches de Godard et Melville, tel ce gangster qui, dans Le Soldat américain, ne quitte jamais son chapeau. Ou la voiture décapotable américaine qu’il conduit dans un paysage allemand. Mais la patte fassbindérienne apparaît déjà avec, par exemple, un détail insolite qui bouleverse une scène. Pensons ainsi au personnage joué par Fassbinder lui-même dans Le Soldat américain. En costume blanc, chemise noire et cravate blanche, accompagné par un Karl Scheydt toujours chapeauté, il marche d’une façon bizarre le long d’un mur, dans une cour d’immeuble. Et transforme la séquence en un grand moment.

Hanna Schygulla dans « Lili Marleen »

Le film le plus récent du coffret est Lili Marleen (1981), qui surprend par son casting international. On trouve ainsi au générique, aux côtés des familiers du cinéaste (Hanna Schygulla, Hark Bohm, Gottfried John, Brigitte Mira, Udo Kier, Helen Vita, Lilo Pempeit, Irm Hermann, Harry Baer, Alexander Allerson…) des acteurs tels que l’Italien Giancarlo Giannini et l’Américain Mel Ferrer. Bien sûr, Fassbinder a déjà mélangé sa troupe à quelques stars — Anna Karina et Macha Méril dans Roulette chinoise en 1976 ; Dirk Bogarde et Andrea Ferreol dans Despair en 1978 — mais dans des films qui restaient profondément ancrés dans son univers. 

Par sa thématique-même, Lili Marleen l’est aussi. Sauf que le film, qui est une commande, est d’une facture très classique. Même en cherchant des thématiques proches du cinéaste (le rôle d’une artiste dans la guerre et sa compromission — apparente — avec une dictature et, d’après Hanna Schygulla dans l’interview proposée en bonus, ce que les Allemands ont accepté de voir et fait semblant de ne pas voir durant le nazisme), Lili Marleen ne fonctionne pas comme les précédentes œuvres de Fassbinder, sans doute trop sage et trop conventionnelle.

L’avantage d’un tel coffret est de montrer l’évolution d’un artiste au cours d’une dizaine d’années. Il ne faut sans doute pas voir dans Lili Marleen une soumission au marché mais un film de plus — Fassbinder les tournait rapidement — et, enfin, avec Le Mariage de Maria Braun (1979), la reconnaissance du grand public.

Jean-Charles Lemeunier

« Rainer Werner Fassbinder, volume 3 » et « La Tendresse des loups », sortis par Carlotta Films en Blu-rays le 3 juin 2025.

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