Pour bien apprécier un film, il peut être parfois utile de se replonger dans le contexte de l’époque où il a été produit. Prenons l’exemple de Porcile (1969, Porcherie) de Pier Paolo Pasolini, que Malavida ressort en salles ce 5 mars. Suite aux grands mouvements de contestation menés par la jeunesse dans de nombreux pays, représentés en France par mai 68, le cinéma se radicalise et quelques acteurs deviennent emblématiques de cette politisation.

C’est le cas de Jean-Pierre Léaud, acteur godardien par excellence comme l’est Anne Wiazemsky, sa partenaire dans Porcherie — elle était à l’époque l’épouse de Godard. Ainsi, dans la filmo de Léaud se côtoient les noms de Godard et Pasolini mais aussi de Glauber Rocha et Bernardo Bertolucci.

Dans Porcherie, on reconnaît encore Pierre Clémenti dans le rôle quasi muet d’un rebelle adepte du cannibalisme. Il ne prononce qu’une phrase, à la fin du film, qu’il répète sans cesse. L’année suivante, l’acteur — qui a visiblement de la suite dans les idées — tournera dans Les Cannibales de Liliana Cavani et dans Têtes coupées de Glauber Rocha. Le cinéaste Marco Ferreri, dont on connaît l’appétence pour les sujets dérangeants, fait également partie du casting de Porcherie, dans le rôle d’un nazi — comme le sont également Ugo Tognazzi et Alberto Lionello. Enfin, on reconnaîtra les deux comédiens fétiches de Pasolini, Franco Citti (dont le frère, Sergio, participe ici à la mise en scène) et Ninetto Davoli.

D’un point de vue formel, Pasolini délaisse alors la poésie néo-réaliste et le noir et blanc de ses débuts pour des sujets plus abstraits (Théorème, Porcherie), avant de s’attaquer à sa Trilogie de la vie (Le Décaméron, Les Contes de Canterbury, Les Mille et une nuits), dont on n’a souvent retenu que l’aspect érotique — ces films ont donné naissance à d’innombrables œuvres, plus d’une cinquantaine, dénommées décamérotiques, alors qu’ils étaient beaucoup plus profonds que cela.

Avec Théorème en 1968 et Porcherie l’année suivante, le poète-cinéaste nous livre donc des films sujets à de multiples interprétations. Ainsi, faut-il vraiment chercher à comprendre Porcherie ou se laisser porter par la beauté des images, les dérapages, les interrogations…?
Interviewé par la télé française sur le film, Pasolini déclarait : « En réaction à la culture de masse, je fais des films plus difficiles (…) Pour moi, le public est très intelligent, cultivé et il comprend tout. »
Si certains n’ont détecté dans Porcherie que des séquences de provocation — et l’on peut penser malgré tout que filmer un acte de cannibalisme ou évoquer l’amour charnel pour des porcs était provoquant —, Pasolini s’en défendait : « La provocation est superficielle. Je préfère poser les problèmes que faire de la provocation. » Il abordait alors, à propos de son film, l’aspect militant et le « rapport entre l’ancien capitalisme et le nouveau capitalisme ». « Je ne raconte pas l’histoire de la lutte dans les barricades. Porcherie prend une forme plus distanciée, cristallisée. »

Deux récits s’interfèrent dans le film. Celui, sans parole, se déroulant au Moyen Âge et filmé dans les magnifiques paysages lunaires de l’Etna. L’autre se situant dans une belle villa et mettant en scène des nazis (Lionello, Tognazzi et Ferreri) et les amours malheureuses entre le fils de famille (Léaud) et une jeune fille (Wiazemsky). Le personnage de Léaud se déclare conformiste tandis que celui d’Anne Wiazemsky prêche la révolution.

Curieusement, toujours dans une interview, Pasolini déclarait se sentir plus proche du Julian joué par Jean-Pierre Léaud que du rebelle incarné par Pierre Clémenti, symbole de la désobéissance et de la contestation totale et qui, à la fin du film, « s’achète une sorte de sainteté ».
Il faut se laisser porter par Porcherie, ne rien comprendre parfois, rester fasciné tout le temps. Sans doute le récit a-t-il un peu vieilli par certains aspects volontairement obscurs mais il suffit, pour en atteindre la véritable portée, de remettre sur sa platine la chanson de Bérurier noir inspirée par le film : « Le monde est une vraie porcherie/Les hommes se comportent comm’des porcs/De l’élevage en batterie/À des milliers de tonnes de morts… »

Dominique Fernandez a intitulé à juste titre le roman qu’il a consacré à P.P.P. La Main de l’ange. Chez tous les personnages du grand auteur italien, on retrouve toujours quelque chose d’angélique et ceux de Porcherie — peu importe ce que l’on pense d’eux — semblent avoir été touchés par cette main. Et puis, on aurait tort d’oublier combien sont importants les regards d’auteurs tels que Pasolini (on peut également penser à Lynch) : inconfortables, magnifiques, difficiles d’accès et impossibles à s’en passer.
Jean-Charles Lemeunier
Porcherie
Année : 1969
Titre original : Porcile
Origine : Italie
Réal., scén. : Pier Paolo Pasolini
Photo : Tonino Delli Colli, Armando Nannuzzi, Giuseppe Ruzzolini
Musique : Benedetto Ghiglia
Montage : Nino Baragli
Durée : 99 min
Avec Jean-Pierre Léaud, Pierre Clémenti, Anne Wiazemsky, Albert Lionello, Ugo Tognazzi, Marco Ferreri, Franco Citti, Ninetto Davoli…
Sortie en salles par Malavida Films le 5 mars 2025.