Assister à une master class d’Alejandro Jodorowsky est une expérience en soi. À 95 ans, le cinéaste chilien a tenu en haleine son public, l’amenant dans des considérations philosophico-ésotériques fascinantes.
Programmée dans le cadre du festival Lumière, à Lyon, ce 19 octobre, la rencontre était animée par Philippe Rouyer, le critique de Positif, du Cercle et de Mauvais Genres. Secondée par son épouse, la plasticienne Pascale Montandon — tous deux créent à présent sous l’acronyme-valise de PascALEjandro —, Jodorowsky a promené son auditoire sur les sommets ardus de ses théories. « Dans la planète où nous vivons, tout est matière ! La conscience se promène et est la voix de la matière. Le cinéma, tel qu’il s’est fait pendant des années, était à la recherche de la réalité. Mais il n’était qu’une copie de la réalité, un mensonge. La réalité, c’est l’esprit ! C’est différent ! Mon cinéma ne veut pas montrer la réalité mais l’esprit. On s’attend à ce que l’esprit se présente de façon indicible. Mais nous confondons l’esprit et la conscience. »

Le cinéma, une illusion
Puis, s’adressant directement au public : « Je vois ici une salle pleine de croyances. Mais où est la vérité ? Levez la main ! » Pascale Montandon, qui semble vouloir expliquer les exubérances de son conjoint, intervient : « Alejandro est un artiste total, dans son art, sa vie et sa relation aux autres. Ses films peuvent paraître fous… [sa voix se brise]… C’est sa quête infinie ! »

Restant sur son idée, Alejandro Jodorowsky poursuit : « Je cherche la unión. C’est l’inconscient, l’esprit de l’univers entier, un esprit qui est en chacun de nous. Nous sommes tous unis dans la même chose. Le cinéma doit être une illusion. Hors de la planète, c’est une unité. »
Il saisit la petite bouteille d’eau qui est devant lui et un verre vide. Il les dresse face au public. « Cela, dit-il en tendant la bouteille, c’est le cinéma. Et ça (le verre vide), l’acteur. » Il mime de verser de l’eau de la bouteille au verre, du cinéma à l’acteur et bruite avec la bouche. Psssch ! « L’acteur, conclut-il, croit que c’est la réalité. Il faut faire des films qui soient inventés. »

Tentant de le raccrocher à quelque chose de plus tangible, Philippe Rouyer lui parle de ses premiers films, tels que La Montagne sacrée ou El Topo, dont Jodorowsky était aussi l’interprète. « Quand je joue, ce n’est pas moi, répond le cinéaste. Aucun acteur n’est lui. Chaque rôle que tu portes est un mensonge. »
La trilogie du « Voyage essentiel »
Il évoque ensuite la trilogie qu’il a réalisée. Le premier film, La Danse de la réalité (2013), raconte sa vie, de la naissance à ses 9 ans. Le deuxième, Poésie sans fin (2016), va jusqu’à ses 24 ans. « C’est à cette époque que j’ai connu ma première maîtresse et que j’ai voulu aller en France. Je me suis aussi rendu compte que dans mon nom, Alejandro Jodorowski — il joue avec les sonorités, répète les syllabes —, c’était un hasard, on entendait ojo d’oro, Œil d’or. La vraie magie, c’est le surréalisme. »
La troisième partie de cette trilogie, Voz eterna, raconte l’arrivée de Jodorowsky en France en 1953. Ce n’est plus un film mais un livre d’art, qui sortira bientôt dans le coffret Voyage essentiel (édition Collector). Lequel, outre le livre grand format, comprendra les deux Blu-rays de La Danse de la réalité et de Poésie sans fin. La date de sortie est prévue au 15 novembre.
Alejandro Jodorowsky donne à « ce chapelet de rencontres successives » une explication : « La quête de la mère ». « C’est un film qu’il faut lire, avec les photos des gens en question, sans qu’on passe par le corps artificiel d’un acteur. »
Pascale, quant à elle, parle d’ « une nouvelle forme artistique, une nouvelle forme de cinéma qui n’existe pas, qui allie l’intimité de la lecture et l’imaginaire du cinéma ». Elle poursuit : « Vous verrez votre propre film. C’est une expérience vraiment unique. Le but est d’aller à la rencontre d’Alejandro lui-même. En lisant, peut-être ferez-vous ce voyage avec vous-même. »
À la rencontre d’une sorcière
Jodorowsky conte ensuite ses souvenirs de sa propre naissance à Iquique, au Chili. Ce qui lui fait dire qu’il est « un artiste né ». Il mentionne le philosophe Georges Gurdjieff, qui « a découvert la conscience » et parle du voyage au Mexique que lui-même, Jodorowsky, fit avec la fille de Gurdjieff « à la recherche de sorciers ». Il explique au passage qu’il a couché avec elle puis, se tournant vers sa femme, s’excuse. Il parle encore de sa grande rencontre avec la peintre Leonora Carrington. « Les trois, André Breton, Georges Gurdjieff et Leonora Carrington sont morts mais j’ai mis des photos originales d’eux dans le livre. »

Et puisqu’il a été question de la recherche de sorciers au Mexique, il se met à brosser le portrait de Pachita, célèbre bruja mexicaine. « Elle avait 83 ans et faisait des opérations avec simplement un couteau. Tout le Mexique la connaissait. J’ai travaillé trois ans avec elle. »
Il se met à parler en espagnol, interrompu par sa femme et Rouyer. « Parle en français ! » Il se reprend. « Parce que je me plaignais du ventre, Pachita a voulu m’opérer en m’enlevant un morceau de foie. « Non, non, l’ai-je arrêtée, j’ai mangé un taco et je ne le digère pas mais surtout pas ça. » Elle m’a allongé sur une table et m’a donné un vrai coup de couteau. Elle a sorti de mon ventre quelque chose qui bougeait. Au bout de deux heures, elle m’a dit que ça y était. J’étais guéri. Quand elle a enlevé les bandages, j’avais juste un petit triangle violet et pas de douleur. »
Pendant que le vieux cinéaste raconte ses anecdotes, des images reviennent en mémoire, d’oiseaux s’échappant de blessures, de statues de Christ empilées et de cet extraordinaire finale de La Montagne sacrée et son génial « Zoom back camera ».
« L’Incal »
Quand on le questionne sur sa bande dessinée L’Incal, dessinée par Mœbius, et sur sa possible adaptation hollywoodienne, il répond que le projet est signé. « Moi, je ne me mêle pas de Hollywood. Je suis l’écrivain, vous me payez 100% mais je ne collabore pas avec vous. C’est un groupe de négociants, pas un collectif artistique ! »
Il précise qu’un réalisateur a été désigné, dont il ne se souvient pas du nom. Il se tourne vers Pascale : « Il s’agit de Taika Waititi ! ». Murmures dans la salle. « Je ne le connais pas », affirme Jodorowsky. « Mais si, reprend Pascale, tu l’as rencontré. » Il hausse les épaules.

La parole est au public et on le questionne sur son film d’animation favori. Mais le vieux réalisateur comprend mal ce qu’on lui dit et lance au micro : « Je n’entends que wa wa wa wa wa. Répète ça ! »
Se méprenant, le spectateur croit que Jodorowsky lui a demandé de répéter les sons que le cinéaste vient de proférer et se met à imiter des cris de singe. Finalement, Jodo répond : « Mon film d’animation préféré ? Ma première réponse est : mi vida. Après, c’est Dieu, c’est tout. N’importe lequel ! »
Il tente alors une expérience et demande un volontaire. Plusieurs mains se lèvent dans l’assistance mais il choisit une jeune fille au premier rang, qu’il fait se lever et se placer face au public. Il la fait crier « Diiiiiiieu ! » et toute la salle, debout, répète : « Diiiiiiieu ! »
Il lui demande à présent de lancer un cri primal que tout le monde reprend et qui ferait pâlir de jalousie Liza Minnelli dans Cabaret. Comment mieux conclure cette master class ?
Jean-Charles Lemeunier