
Mondialement connue comme actrice, Jeanne Moreau a un jour décidé de passer derrière la caméra. Elle le fera trois fois, avec Lumière en 1976, L’Adolescente en 1979 et Lillian Gish en 1983, un documentaire sur l’interprète de Griffith. Après leurs projections au festival Lumière de Lyon en octobre 2022, ces trois œuvres sont à présent proposées par Carlotta en coffrets Blu-ray (deux disques) et DVD (trois disques) dans de nouvelles restaurations et assorties d’un livret de 80 pages.

« J’ai eu une liaison avec ce metteur en scène, le temps du film, huit semaines… »
Pour la première fois qu’elle passe derrière la caméra avec Lumière, Jeanne Moreau choisit de parler de ce qu’elle connaît le mieux, les actrices et le cinéma, dans un film qui préfigure ce que sera plus tard Le Bal des actrices de Maïwen. Elle montre comment les relations amoureuses vont et viennent, comment les comédiennes sont courtisées par les cinéastes et comment elles peuvent aussi bien changer de personnage que d’amant.
Ces amants, quels sont-ils ? Le jeune cinéaste (Francis Huster), amoureux de Sarah (Jeanne Moreau), avec qui il ne cesse de se disputer. Le violent Nano (Niels Arestrup), jaloux comme un tigre de Caroline (Caroline Cartier), qui n’a pourtant connu que lui. Le bel acteur américain (Keith Carradine), qui joue de son assurance et de ses charmes pour faire tomber dans ses bras Julienne (Francine Racette). Et encore Saint-Loup (Jacques Spiesser), jeune réalisateur qui tourne autour de ses actrices comme l’animal dont il porte le nom le fait autour de ses proies. On pourrait encore citer cet écrivain (Bruno Ganz), dont l’intellect rend follement amoureuse de lui Sarah.

Un seul personnage masculin n’entretient aucun rapport sexuel avec toutes ces actrices, c’est un scientifique solitaire et solidement interprété par François Simon, qui tire sa force de la distance qu’il semble mettre avec les autres.

Avec Lumière, Jeanne Moreau signe un beau film féministe peuplé de comédiennes tout aussi lumineuses, auxquelles il convient ajouter Lucia Bosè. Elles sont toutes différentes et, pour une fois, toutes ensemble au cœur d’un récit — on peut penser bien sûr au film de George Cukor, Femmes, datant de 1939. Et ce n’est pas un hasard si, posé sur le lit de Sarah, se trouve La Promenade au phare de Virginia Woolf. On ne s’étonnera pas non plus d’entendre Lucia Bosè se plaindre : « J’en ai marre d’être la fille de mon père, la femme de mon mari, la mère de mes fils. » Jeanne Moreau a décidé de ne s’intéresser à ses personnages féminins que pour elles-mêmes et non pas pour ce qu’elles représentent dans la société.

Le personnage éponyme de L’Adolescente fête ses 12 ans le 14 juillet 1939. Jeanne Moreau en avait 11 à la même époque. Écrit par elle-même et Henriette Jelinek, le scénario contient forcément quelques éléments autobiographiques. D’autant qu’Eva (Edith Clever), la mère de la petite Marie (Laetitia Chauveau), est d’origine danoise tandis que celle de Jeanne Moreau était anglaise et que l’actrice-réalisatrice, née à Paris, a souvent été en Allier, d’où son père était originaire — le film, quant à lui, a été tourné en Aveyron.
À travers les tourments de cette petite fille en train de se changer en femme — les premières règles, les premières amours —, Jeanne Moreau décrit un moment de quiétude dont on sait qu’il sera le dernier avant longtemps, puisque la guerre va être déclarée.

Du point de vue de la mise en scène, la réalisatrice marque des points. Outre les beaux plans, comme celui de Marie vue à travers une vitre sale, Jeanne Moreau s’amuse, comme lorsqu’elle présente la galerie des habitants du village de la même manière qu’un générique à la Guitry, accompagné d’une voix-off. Elle réunit pour ceux-là un casting flamboyant : outre les parents de l’héroïne, joués par Edith Clever et Jacques Weber, on retrouve dans le village Simone Signoret, Francis Huster, Jean-François Balmer, Roger Blin, Hugues Quester, Maurice Baquet, Janine Darcey, Michel Blanc, Bérangère Bonvoisin, Charles Millot, Jacques Rispal, Isabelle Sadoyan, Hélène Vallier… Bref, une distribution hors-compétition !

« Sévère et douce, vigilante et avertie », ainsi est décrite la grand-mère jouée par Simone Signoret dont la présence est forte. Elle sent tout à la fois, grâce à la radio, le danger qui monte et assiste sans rien dire aux premiers émois de sa petite-fille, à ceux de sa belle-fille aussi tandis qu’elle-même est courtisée. Il sera donc beaucoup question d’amour au cours de cet été 39. Cet amour qu’un des villageois (Jacques Rispal) décrit ainsi : « Une bataille qui n’en finit jamais, les jeunes, les vieux, tous à mettre dans le même sac. »
Comment d’ailleurs décrire celui que ressent Marie pour le docteur parisien (Francis Huster, qui ressemble beaucoup ici à Gérard Philipe), docteur qui lui-même est tombé amoureux d’Eva ? Comment la petite fille va-t-elle pouvoir rivaliser avec sa propre mère ?
Tout ceci est conté avec beaucoup de grâce et de pudeur par Jeanne Moreau, qui rythme son film par une mort et une bagarre, et laisse à ses personnages la part de mystère qui leur est due. On ne saura ainsi que peu de choses d’Eva, de ses sentiments et de sa place dans ce monde rural.

Enfin, avec Lillian Gish, l’actrice-cinéaste délaisse la fiction pour le documentaire. En rendant hommage à cette grande interprète, forte de 102 films tournés entre 1913 et 1983 sous la direction de D.W. Griffith, Victor Sjöström, King Vidor, Charles Laughton, Vincente Minnelli, John Huston, Robert Altman et tant d’autres, Jeanne Moreau déclare une fois de plus son amour aux comédiennes. « Le cinéma a unifié le monde », entend-on et c’est vrai que le monde entier, à l’époque du cinéma muet, célébrait Lillian Gish.

Alerte, la vieille dame raconte une vie passée devant les caméras, elle qui ne se maria jamais.
Et l’on regrette que Jeanne Moreau n’ait pas poursuivi ainsi son introspection du cinéma par le documentaire — on voit encore, dans les suppléments, ses entretiens avec Clint Eastwood et Orson Welles.
Une fois achevée la vision de ces trois films, on pense à la carrière de leur autrice, aux films qu’elle a joués, à ceux-là dont on découvre la mise en scène, et une pensée nous vient en tête, une expression toute bête… Chère Jeanne… Ne fut-elle pas, après tout, l’interprète de Chère Louise ? Dans un bonus, Jeanne Moreau déclare qu’elle sentait qu’elle devait devenir metteur en scène. Un poste « d’une solitude incroyable, accompagnée de quarante personnes ». Et l’on se met à regretter qu’elle n’ait pu réaliser d’autres films, elle qui, par exemple, voulut porter à l’écran un roman de Joyce Carol Oates et qui, à Angers, pendant plusieurs années, put, comme elle le déclara à Libé, assouvir « ce besoin de transmettre ».
Jean-Charles Lemeunier
Sortie par Carlotta en coffret Blu-ray/DVD le 5 décembre 2023.
Lorsqu’une fille vous quitte, vous avez toujours mal au cœur. Et chacun pense que si l’on remet tout en ordre, la douleur s’arrêtera, tout en sachant très bien qu’il se trompe lui-même – ce ne sera jamais comme avant.