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L’enseignant avait bien prévenu sa nouvelle collègue qui vient de débarquer dans ce petit village sicilien. Il n’y a que trois solutions : soit émigrer et le quitter, soit en devenir le maître, soit rester et ne s’occuper de rien. Ce qu’a choisi Franco Nero, l’enseignant en question, dans ce passionnant film de Luigi Zampa de 1975, Gente di rispetto (Les Maîtres), que Le Chat qui fume a la bonne idée d’exhumer et de proposer en Blu-ray.

Jennifer O’Neill

Voici donc Elena (Jennifer O’Neill) qui, mutée parce qu’elle est une forte tête dans le monde de l’enseignement, débarque en car dans un petit village sicilien. En butte au harcèlement lourdingue d’un mufle, d’abord dans le car puis dans la rue, elle va apprendre peu à peu le fonctionnement du lieu : le type est retrouvé mort sur la place du village, une fleur dans la bouche.

Avant d’avancer dans le récit, il importe d’insister sur la maîtrise de Zampa en ce qui concerne la mise en scène. Il place le spectateur dans la même situation qu’Elena : quelqu’un qui découvre et qui est sans cesse étonné. C’est ainsi que certaines séquences, à commencer par celle de ce mort installé sur une chaise au centre d’une place, devant une église, basculent dans le baroque, l’étrange. D’autant plus qu’au plan suivant, les villageois forment un cercle silencieux autour du cadavre assis.

Les ombres de la mafia et de l’omerta planent sur l’ensemble du film, un sujet que Luigi Zampa avait déjà abordé dès 1952 avec Processo alla città (Les Coupables), qui traitait de la Camorra napolitaine. Sauf qu’ici, rien n’est simple et on aura du mal à séparer le bon grain de l’ivraie.

Tourné dans la très belle petite ville de Raguse, le film joue de l’architecture du site, de ses vestiges grecs, tous magnifiques, va traîner dans les quartiers pauvres pour montrer le revers de la médaille et instille lentement en nous l’impression qu’un lieu ensoleillé possède fatalement des recoins plus sombres. Le mutisme des habitants pouvant taire des actes atroces.

Franco Nero et Jennifer O’Neill

Comme dans le meilleur des gialli, alors que Les Maîtres ne s’apparentent pas du tout au genre, le scénario comporte son lot de manipulation. Qui est réellement Elena, qui semble protégée par de hautes instances, et qui sont ces deux hommes avec qui elle entretient des relations plus étroites ? Il y a d’abord son collègue (Franco Nero), qui ne semble jamais intervenir, et un vieil avocat (James Mason), qui sait tout de la ville et vit reclus dans son palais.

James Mason

Répétons-le : à l’instar d’Elena, à qui beaucoup de détails paraissent plus que pittoresques, disons plutôt étranges, les plans choisis par Zampa et son excellent opérateur Ennio Guarnieri plongent le spectateur dans la stupeur. De la mise en scène des cadavres — finalement une tradition en Sicile, il n’est qu’à voir ceux qui sont exposés dans l’église, visibles dans Les Maîtres, mais aussi ceux qui sont momifiés dans un couvent de Palerme, dont Francesco Rosi a fait l’un des ressorts de Cadavres exquis, en 1976 — à celle des vivants, tel ce plan de la famille du premier mort, saisi dans une voiture, tout nous paraît étrange. Le tout soutenu par la partition impeccable d’Ennio Morricone.

Parfois, le romantisme saisit le cinéaste qui nous offre une très belle séquence où, d’un appartement, entendant de la musique qui provient de la rue, Franco Nero et Jennifer O’Neill se mettent à danser. D’autres fois, c’est l’érudition comme dans cette intéressante scène dans le théâtre grec, où il est question du philosophe Gorgias et de son refus de l’existence de l’unité. Ou encore la mélancolie, avec le génial James Mason qui parle de la beauté inutile.

Claudio Gora et Jennifer O’Neill

Au cours de sa carrière, Zampa fut accusé par les Italiens de caricaturer ses concitoyens. Ce fut le cas, en 1965, avec Una questione d’onore (Question d’honneur) qui, lui reprocha-t-on, rendait les Sardes ridicules. Quelle fut la réaction des Siciliens à la vision des Maîtres ? Gageons qu’une phrase telle que « Naît-on Sicilien ou le devient-on ? » a dû en fâcher plus d’un. Quoi qu’il en soit, avec une morale qui réfute les trois seules solutions avancées par Franco Nero, beaucoup sont ceux qui ont pu se satisfaire de la conclusion. Comme si la Sicile, soudain, pour ne pas faire mentir la filmo de Romy Schneider, se retrouvait face à son destin.

Jean-Charles Lemeunier

Les Maîtres
Année : 1975
Origine : Italie
Titre original : Gente di rispetto
Réal. : Luigi Zampa
Scén. : Luigi Zampa, Leonardo Benvenuti, Piero De Bernardi d’après Giuseppe Fava
Photo : Ennio Guarnieri
Musique : Ennio Morricone
Montage : Franco Fraticelli
Durée : 113 min
Avec Jennifer O’Neill, Franco Nero, James Mason, Orazio Orlando, Aldo Giuffré, Claudio Gora, Gino Pagnani, Franco Fabrizi, Carla Calò…

Sortie en Blu-ray par Le Chat qui fume le 30 juin 2023.

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